Noirtier fit de l’œil un appel à Valentine, appel si sérieux et si impératif, qu’elle répondit sur-le-champ:
«Moi, monsieur, je comprends tout ce que veut dire mon grand-père.
– C’est vrai, ajouta Barrois, tout, absolument tout, comme je le disais à monsieur en venant.
– Permettez, monsieur, et vous aussi, mademoiselle, dit le notaire en s’adressant à Villefort et à Valentine, c’est là un de ces cas où l’officier public ne peut inconsidérément procéder sans assumer une responsabilité dangereuse. La première nécessité pour qu’un acte soit valable est que le notaire soit bien convaincu qu’il a fidèlement interprété la volonté de celui qui la dicte. Or, je ne puis pas moi-même être sûr de l’approbation ou de l’improbation d’un client qui ne parle pas; et comme l’objet de ses désirs et de ses répugnances, vu son mutisme, ne peut m’être prouvé clairement, mon ministère est plus qu’inutile et serait illégalement exercé.»
Le notaire fit un pas pour se retirer. Un imperceptible sourire de triomphe se dessina sur les lèvres du procureur du roi. De son côté, Noirtier regarda Valentine avec une telle expression de douleur, qu’elle se plaça sur le chemin du notaire.
«Monsieur, dit-elle, la langue que je parle avec mon grand-père est une langue qui se peut apprendre facilement, et de même que je la comprends, je puis en quelques minutes vous amener à la comprendre. Que vous faut-il, voyons, monsieur, pour arriver à la parfaite édification de votre conscience?
– Ce qui est nécessaire pour que nos actes soient valables, mademoiselle, répondit le notaire, c’est-à-dire la certitude de l’approbation ou de l’improbation. On peut tester malade de corps, mais il faut tester sain d’esprit.
– Eh bien, monsieur, avec deux signes vous acquerrez cette certitude que mon grand-père n’a jamais mieux joui qu’à cette heure de la plénitude de son intelligence. M. Noirtier, privé de sa voix, privé du mouvement, ferme les yeux quand il veut dire oui, et les cligne à plusieurs reprises quand il veut dire non. Vous en savez assez maintenant pour causer avec M. Noirtier, essayez.»
Le regard que lança le vieillard à Valentine était si humide de tendresse et de reconnaissance, qu’il fut compris du notaire lui-même.
«Vous avez entendu et compris ce que vient de dire votre petite-fille, monsieur?» demanda le notaire.
Noirtier ferma doucement les yeux, et les rouvrit après un instant.
«Et vous approuvez ce qu’elle a dit? c’est-à-dire que les signes indiqués par elle sont bien ceux à l’aide desquels vous faites comprendre votre pensée?
– Oui, fit encore le vieillard.
– C’est vous qui m’avez fait demander?
– Oui.
– Pour faire votre testament?
– Oui.
– Et vous ne voulez pas que je me retire sans avoir fait ce testament?»
Le paralytique cligna vivement et à plusieurs reprises ses yeux.
«Eh bien, monsieur, comprenez-vous, maintenant, demanda la jeune fille, et votre conscience sera-t-elle en repos?»
Mais avant que le notaire eût pu répondre, Villefort le tira à part:
«Monsieur, dit-il, croyez-vous qu’un homme puisse supporter impunément un choc physique aussi terrible que celui qu’a éprouvé M. Noirtier de Villefort, sans que le moral ait reçu lui-même une grave atteinte?
– Ce n’est point cela précisément qui m’inquiète, monsieur, répondit le notaire, mais je me demande comment nous arriverons à deviner les pensées, afin de provoquer les réponses.
– Vous voyez donc que c’est impossible», dit Villefort.
Valentine et le vieillard entendaient cette conversation. Noirtier arrêta son regard si fixe et si ferme sur Valentine, que ce regard appelait évidemment une riposte.
«Monsieur, dit-elle, que cela ne vous inquiète point: si difficile qu’il soit, ou plutôt qu’il vous paraisse de découvrir la pensée de mon grand-père, je vous la révélerai, moi, de façon à lever tous les doutes à cet égard. Voilà six ans que je suis près de M. Noirtier, et, qu’il le dise lui-même, si, depuis six ans, un seul de ses désirs est resté enseveli dans son cœur faute de pouvoir me le faire comprendre?
– Non, fit le vieillard.
– Essayons donc, dit le notaire; vous acceptez mademoiselle pour votre interprète?»
Le paralytique fit signe que oui.
«Bien; voyons, monsieur, que désirez-vous de moi, et quel est l’acte que vous désirez faire?»
Valentine nomma toutes les lettres de l’alphabet jusqu’à la lettre T. À cette lettre, l’éloquent coup d’œil de Noirtier arrêta.
«C’est la lettre T que monsieur demande, dit le notaire; la chose est visible.
– Attendez», dit Valentine; puis, se retournant vers son grand-père: «Ta… te…»
Le vieillard arrêta à la seconde de ces syllabes.
Alors Valentine prit le dictionnaire, et aux yeux du notaire attentif elle feuilleta les pages.
«Testament, dit son doigt arrêté par le coup d’œil de Noirtier.
– Testament! s’écria le notaire, la chose est visible, monsieur veut tester.
– Oui, fit Noirtier à plusieurs reprises.
– Voilà qui est merveilleux, monsieur, convenez-en, dit le notaire à Villefort stupéfait.
– En effet, répliqua-t-il, et plus merveilleux encore serait ce testament; car, enfin, je ne pense pas que les articles se viennent ranger sur le papier, mot par mot, sans l’intelligente inspiration de ma fille. Or, Valentine sera peut-être un peu trop intéressée à ce testament pour être un interprète convenable des obscures volontés de M. Noirtier de Villefort.
– Non, non! fit le paralytique.
– Comment! dit M. de Villefort, Valentine n’est point intéressée à votre testament?
– Non, fit Noirtier.
– Monsieur, dit le notaire, qui, enchanté de cette épreuve, se promettait de raconter dans le monde les détails de cet épisode pittoresque; monsieur, rien ne me paraît plus facile maintenant que ce que tout à l’heure je regardais comme une chose impossible, et ce testament sera tout simplement un testament mystique, c’est-à-dire prévu et autorisé par la loi pourvu qu’il soit lu en face de sept témoins, approuvé par le testateur devant eux, et fermé par le notaire, toujours devant eux. Quant au temps, il durera à peine plus longtemps qu’un testament ordinaire; il y a d’abord les formules consacrées et qui sont toujours les mêmes, et quant aux détails, la plupart seront fournis par l’état même des affaires du testateur et par vous qui, les ayant gérées, les connaissez. Mais d’ailleurs, pour que cet acte demeure inattaquable, nous allons lui donner l’authenticité la plus complète; l’un de mes confrères me servira d’aide et, contre les habitudes, assistera à la dictée. Êtes-vous satisfait, monsieur? continua le notaire en s’adressant au vieillard.
– Oui», répondit Noirtier, radieux d’être compris.
«Que va-t-il faire?» se demanda Villefort à qui sa haute position commandait tant de réserve, et qui d’ailleurs, ne pouvait deviner vers quel but tendait son père.
Il se retourna donc pour envoyer chercher le deuxième notaire désigné par le premier; mais Barrois, qui avait tout entendu et qui avait deviné le désir de son maître, était déjà parti.
Alors le procureur du roi fit dire à sa femme de monter.
Au bout d’un quart d’heure, tout le monde était réuni dans la chambre du paralytique, et le second notaire était arrivé.
En peu de mots les deux officiers ministériels furent d’accord. On lut à Noirtier une formule de testament vague, banale; puis pour commencer, pour ainsi dire l’investigation de son intelligence, le premier notaire se retournant de son côté, lui dit:
«Lorsqu’on fait son testament, monsieur, c’est en faveur de quelqu’un.
– Oui, fit Noirtier.
– Avez-vous quelque idée du chiffre auquel se monte votre fortune?