– Rien, monsieur, c’est une résolution prise dans l’esprit de mon père, et je sais que mon père ne change pas de résolution. Je me résigne donc. Ces neuf cent mille francs sortiront de la famille pour aller enrichir les hôpitaux; mais je ne céderai pas à un caprice de vieillard, et je ferai selon ma conscience.»
Et Villefort se retira avec sa femme, laissant son père libre de tester comme il l’entendrait.
Le même jour le testament fut fait; on alla chercher les témoins, il fut approuvé par le vieillard, fermé en leur présence et déposé chez M. Deschamps, le notaire de la famille.
LX. Le télégraphe
M. et Mme de Villefort apprirent, en rentrant chez eux, que M. le comte de Monte-Cristo, qui était venu pour leur faire visite, avait été introduit dans le salon, où il les attendait; Mme de Villefort, trop émotionnée pour entrer ainsi tout à coup, passa par sa chambre à coucher, tandis que le procureur du roi, plus sûr de lui-même, s’avança directement vers le salon.
Mais si maître qu’il fût de ses sensations, si bien qu’il sût composer son visage, M. de Villefort ne put si bien écarter le nuage de son front que le comte, dont le sourire brillait radieux, ne remarquât cet air sombre et rêveur.
«Oh! mon Dieu! dit Monte-Cristo après les premiers compliments, qu’avez-vous donc, monsieur de Villefort? et suis-je arrivé au moment où vous dressiez quelque accusation un peu trop capitale?»
Villefort essaya de sourire.
«Non, monsieur le comte, dit-il, il n’y a d’autre victime ici que moi. C’est moi qui perds mon procès, et c’est le hasard, l’entêtement, la folie qui a lancé le réquisitoire.
– Que voulez-vous dire? demanda Monte-Cristo avec un intérêt parfaitement joué. Vous est-il, en réalité, arrivé quelque malheur grave?
– Oh! monsieur le comte, dit Villefort avec un calme plein d’amertume, cela ne vaut pas la peine d’en parler; presque rien, une simple perte d’argent.
– En effet, répondit Monte-Cristo, une perte d’argent est peu de chose avec une fortune comme celle que vous possédez et avec un esprit philosophique et élevé comme l’est le vôtre.
– Aussi, répondit Villefort, n’est-ce point la question d’argent qui me préoccupe, quoique, après tout, neuf cent mille francs vaillent bien un regret, ou tout au moins un mouvement de dépit. Mais je me blesse surtout de cette disposition du sort, du hasard, de la fatalité, je ne sais comment nommer la puissance qui dirige le coup qui me frappe et qui renverse mes espérances de fortune et détruit peut-être l’avenir de ma fille par le caprice d’un vieillard tombé en enfance.
– Eh! mon Dieu! qu’est-ce donc? s’écria le comte. Neuf cent mille francs, avez-vous dit? Mais, en vérité, comme vous le dites, la somme mérite d’être regrettée, même par un philosophe. Et qui vous donne ce chagrin?
– Mon père, dont je vous ai parlé.
– M. Noirtier; vraiment! Mais vous m’aviez dit, ce me semble, qu’il était en paralysie complète, et que toutes ses facultés étaient anéanties?
– Oui, ses facultés physiques, car il ne peut pas remuer, il ne peut point parler, et avec tout cela, cependant, il pense, il veut, il agit comme vous voyez. Je le quitte il y a cinq minutes et, dans ce moment, il est occupé à dicter un testament à deux notaires.
– Mais alors il a parlé?
– Il a fait mieux, il s’est fait comprendre.
– Comment cela?
– À l’aide du regard; ses yeux ont continué de vivre, et vous voyez, ils tuent.
– Mon ami, dit Mme de Villefort qui venait d’entrer à son tour, peut-être vous exagérez-vous la situation?
– Madame…» dit le comte en s’inclinant.
Mme de Villefort salua avec son plus gracieux sourire.
«Mais que me dit donc là M. de Villefort? demanda Monte-Cristo; et quelle disgrâce incompréhensible?…
– Incompréhensible, c’est le mot! reprit le procureur du roi en haussant les épaules, un caprice de vieillard!
– Et il n’y a pas moyen de le faire revenir sur cette décision?
– Si fait, dit Mme de Villefort; et il dépend même de mon mari que ce testament, au lieu d’être fait au détriment de Valentine, soit fait au contraire en sa faveur.»
Le comte, voyant que les deux époux commençaient à parler par paraboles, prit l’air distrait, et regarda avec l’attention la plus profonde et l’approbation la plus marquée Édouard qui versait de l’encre dans l’abreuvoir des oiseaux.
«Ma chère, dit Villefort répondant à sa femme, vous savez que j’aime peu me poser chez moi en patriarche, et que je n’ai jamais cru que le sort de l’univers dépendît d’un signe de ma tête. Cependant il importe que mes décisions soient respectées dans ma famille, et que la folie d’un vieillard et le caprice d’un enfant ne renversent pas un projet arrêté dans mon esprit depuis de longues années. Le baron d’Épinay était mon ami vous le savez, et une alliance avec son fils était des plus convenables.
– Vous croyez, dit Mme de Villefort, que Valentine est d’accord avec lui?… En effet, elle a toujours été opposée à ce mariage, et je ne serais pas étonnée que tout ce que nous venons de voir et d’entendre ne soit l’exécution d’un plan concerté entre eux.
– Madame, dit Villefort, on ne renonce pas ainsi croyez-moi, à une fortune de neuf cent mille francs.
– Elle renoncerait au monde, monsieur, puisqu’il y a un an elle voulait entrer dans un couvent.
– N’importe, reprit de Villefort, je dis que ce mariage doit se faire, madame!
– Malgré la volonté de votre père? dit Mme de Villefort, attaquant une autre corde: c’est bien grave!»
Monte-Cristo faisait semblant de ne point écouter, et ne perdait point un mot de ce qui se disait.
«Madame, reprit Villefort, je puis dire que j’ai toujours respecté mon père, parce qu’au sentiment naturel de la descendance se joignait chez moi la conscience de sa supériorité morale; parce qu’enfin un père est sacré à deux titres, sacré comme notre créateur, sacré comme notre maître; mais aujourd’hui je dois renoncer à reconnaître une intelligence dans le vieillard qui, sur un simple souvenir de haine pour le père, poursuit ainsi le fils; il serait donc ridicule à moi de conformer ma conduite à ses caprices. Je continuerai d’avoir le plus grand respect pour M. Noirtier; je subirai sans me plaindre la punition pécuniaire qu’il m’inflige, mais je resterai immuable dans ma volonté, et le monde appréciera de quel côté était la saine raison. En conséquence, je marierai ma fille au baron Franz d’Épinay, parce que ce mariage est, à mon sens, bon et honorable, et qu’en définitive je veux marier ma fille à qui me plaît.
– Eh quoi! dit le comte, dont le procureur du roi avait constamment sollicité l’approbation du regard; eh quoi! M. Noirtier déshérite, dites-vous, Mlle Valentine, parce qu’elle va épouser M. le baron Franz d’Épinay?
– Eh! mon Dieu! oui! oui, monsieur; voilà la raison, dit Villefort en haussant les épaules.
– La raison visible du moins, ajouta Mme de Villefort.
– La raison réelle, madame. Croyez-moi, je connais mon père.
– Conçoit-on cela? répondit la jeune femme; en quoi, je vous le demande, M. d’Épinay déplaît-il plus qu’un autre à M. Noirtier?
– En effet, dit le comte, j’ai connu M. Franz d’Épinay, le fils du général de Quenelle, n’est-ce pas, qui a été fait baron d’Épinay par le roi Charles X?
– Justement, reprit Villefort.
– Eh bien, mais c’est un jeune homme charmant, ce me semble!
– Aussi n’est-ce qu’un prétexte, j’en suis certaine, dit Mme de Villefort; les vieillards sont tyrans de leurs affections; M. Noirtier ne veut pas que sa petite-fille se marie.
– Mais, dit Monte-Cristo, ne connaissez-vous pas une cause à cette haine?
– Eh! mon Dieu! qui peut savoir?
– Quelque antipathie politique peut-être?
– En effet, mon père et le père de M. d’Épinay ont vécu dans des temps orageux dont je n’ai vu que les derniers jours, dit Villefort.