La baronne ne se le fit pas répéter deux fois: elle courut chez son mari, lequel courut à son tour chez son agent de change et lui ordonna de vendre à tout prix.
Quand on vit que M. Danglars vendait, les fonds espagnols baissèrent aussitôt. Danglars y perdit cinq cent mille francs, mais il se débarrassa de tous ses coupons.
Le soir on lut dans le Messager:
«Le roi don Carlos a échappé à la surveillance qu’on exerçait sur lui à Bourges, et est rentré en Espagne par la frontière de Catalogne. Barcelone s’est soulevée en sa faveur.»
Pendant toute la soirée il ne fut bruit que de la prévoyance de Danglars, qui avait vendu ses coupons, et du bonheur de l’agioteur, qui ne perdait que cinq cent mille francs sur un pareil coup.
Ceux qui avaient conservé leurs coupons ou acheté ceux de Danglars se regardèrent comme ruinés et passèrent une fort mauvaise nuit.
Le lendemain on lut dans le Moniteur:
«C’est sans aucun fondement que le Messager a annoncé hier la fuite de don Carlos et la révolte de Barcelone.
«Le roi don Carlos n’a pas quitté Bourges, et la Péninsule jouit de la plus profonde tranquillité.
«Un signe télégraphique, mal interprété à cause du brouillard, a donné lieu à cette erreur.»
Les fonds remontèrent d’un chiffre double de celui où ils étaient descendus.
Cela fit, en perte et en manque à gagner, un million de différence pour Danglars.
«Bon! dit Monte-Cristo à Morrel, qui se trouvait chez lui au moment où on annonçait l’étrange revirement de Bourse dont Danglars avait été victime; je viens de faire pour vingt-cinq mille francs une découverte que j’eusse payée cent mille.
– Que venez-vous donc de découvrir? demanda Maximilien.
– Je viens de découvrir le moyen de délivrer un jardinier des loirs qui lui mangeaient ses pêches.»
LXII. Les fantômes
À la première vue, et examinée du dehors, la maison d’Auteuil n’avait rien de splendide, rien de ce qu’on pouvait attendre d’une habitation destinée au magnifique comte de Monte-Cristo: mais cette simplicité tenait à la volonté du maître, qui avait positivement ordonné que rien ne fût changé à l’extérieur; il n’était besoin pour s’en convaincre que de considérer l’intérieur. En effet, à peine la porte était-elle ouverte que le spectacle changeait.
M. Bertuccio s’était surpassé lui-même pour le goût des ameublements et la rapidité de l’exécution: comme autrefois le duc d’Antin avait fait abattre en une nuit une allée d’arbres qui gênait le regard de Louis XIV, de même en trois jours M. Bertuccio avait fait planter une cour entièrement nue, et de beaux peupliers, des sycomores venus avec leurs blocs énormes de racines, ombrageaient la façade principale de la maison, devant laquelle, au lieu de pavés à moitié cachés par l’herbe, s’étendait une pelouse de gazon, dont les plaques avaient été posées le matin même et qui formait un vaste tapis où perlait encore l’eau dont on l’avait arrosé.
Au reste, les ordres venaient du comte; lui-même avait remis à Bertuccio un plan où étaient indiqués le nombre et la place des arbres qui devaient être plantés, la forme et l’espace de la pelouse qui devait succéder aux pavés.
Vue ainsi, la maison était devenue méconnaissable, et Bertuccio lui-même protestait qu’il ne la reconnaissait plus, emboîtée qu’elle était dans son cadre de verdure.
L’intendant n’eût pas été fâché, tandis qu’il y était, de faire subir quelques transformations au jardin; mais le comte avait positivement défendu qu’on y touchât en rien. Bertuccio s’en dédommagea en encombrant de fleurs les antichambres, les escaliers et les cheminées.
Ce qui annonçait l’extrême habileté de l’intendant et la profonde science du maître, l’un pour servir, l’autre pour se faire servir, c’est que cette maison, déserte depuis vingt années, si sombre et si triste encore la veille, tout imprégnée qu’elle était de cette fade odeur qu’on pourrait appeler l’odeur du temps, avait pris en un jour, avec l’aspect de la vie, les parfums que préférait le maître, et jusqu’au degré de son jour favori; c’est que le comte, en arrivant, avait là, sous sa main, ses livres et ses armes; sous ses yeux ses tableaux préférés; dans les antichambres les chiens dont il aimait les caresses, les oiseaux dont il aimait le chant; c’est que toute cette maison, réveillée de son long sommeil, comme le palais de la Belle au bois dormant, vivait, chantait, s’épanouissait, pareille à ces maisons que nous avons depuis longtemps chéries, et dans lesquelles, lorsque par malheur nous les quittons, nous laissons involontairement une partie de notre âme.
Des domestiques allaient et venaient joyeux dans cette belle cour: les uns possesseurs des cuisines, et glissant comme s’ils eussent toujours habité cette maison dans des escaliers restaurés de la veille, les autres peuplant les remises, où les équipages, numérotés et casés, semblaient installés depuis cinquante ans; et les écuries, où les chevaux au râtelier répondaient en hennissant aux palefreniers, qui leur parlaient avec infiniment plus de respect que beaucoup de domestiques ne parlent à leurs maîtres.
La bibliothèque était disposée sur deux corps, aux deux côtés de la muraille, et contenait deux mille volumes à peu près; tout un compartiment était destiné aux romans modernes, et celui qui avait paru la veille était déjà rangé à sa place, se pavanant dans sa reliure rouge et or.
De l’autre côté de la maison, faisant pendant à la bibliothèque, il y avait la serre, garnie de plantes rares et s’épanouissant dans de larges potiches japonaises, et au milieu de la serre, merveille à la fois des yeux et de l’odorat, un billard que l’on eût dit abandonné depuis une heure au plus par les joueurs, qui avaient laissé mourir les billes sur le tapis.
Une seule chambre avait été respectée par le magnifique Bertuccio. Devant cette chambre, située à l’angle gauche du premier étage, à laquelle on pouvait monter par le grand escalier, et dont on pouvait sortir par l’escalier dérobé, les domestiques passaient avec curiosité et Bertuccio avec terreur.
À cinq heures précises, le comte arriva, suivi d’Ali, devant la maison d’Auteuil. Bertuccio attendait cette arrivée avec une impatience mêlée d’inquiétude; il espérait quelques compliments, tout en redoutant un froncement de sourcils.
Monte-Cristo descendit dans la cour, parcourut toute la maison et fit le tour du jardin, silencieux et sans donner le moindre signe d’approbation ni de mécontentement.
Seulement, en entrant dans sa chambre à coucher, située du côté opposé à la chambre fermée, il étendit la main vers le tiroir d’un petit meuble en bois de rose, qu’il avait déjà distingué à son premier voyage.
«Cela ne peut servir qu’à mettre des gants, dit-il.
– En effet, Excellence, répondit Bertuccio ravi, ouvrez, et vous y trouverez des gants.»
Dans les autres meubles, le comte trouva encore ce qu’il comptait y trouver, flacons, cigares, bijoux.
«Bien!» dit-il encore.
Et M. Bertuccio se retira l’âme ravie, tant était grande, puissante et réelle l’influence de cet homme sur tout ce qui l’entourait.
À six heures précises, on entendit piétiner un cheval devant la porte d’entrée. C’était notre capitaine des spahis qui arrivait sur Médéah.
Monte-Cristo l’attendait sur le perron, le sourire aux lèvres.
«Me voilà le premier, j’en suis bien sûr! lui cria Morreclass="underline" je l’ai fait exprès pour vous avoir un instant à moi seul avant tout le monde. Julie et Emmanuel vous disent des millions de choses. Ah! mais, savez-vous que c’est magnifique ici! Dites-moi, comte, est-ce que vos gens auront bien soin de mon cheval?