– Je ne crois pas à Dieu! hurla Caderousse, tu n’y crois pas non plus… tu mens… tu mens!…
– Tais-toi, dit l’abbé, car tu fais jaillir hors de ton corps les dernières gouttes de ton sang… Ah! tu ne crois pas en Dieu, et tu meurs frappé par Dieu!… Ah! tu ne crois pas en Dieu, et Dieu qui cependant ne demande qu’une prière, qu’un mot, qu’une larme pour pardonner… Dieu qui pouvait diriger le poignard de l’assassin de manière que tu expirasses sur le coup… Dieu t’a donné un quart d’heure pour te repentir… Rentre donc en toi-même, malheureux, et repens-toi!
– Non, dit Caderousse, non, je ne me repens pas; il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de Providence, il n’y a que du hasard.
– Il y a une Providence, il y a un Dieu, dit Monte-Cristo, et la preuve, c’est que tu es là gisant, désespéré reniant Dieu, et que, moi, je suis debout devant toi riche, heureux, sain et sauf, et joignant les mains devant Dieu auquel tu essaies de ne pas croire, et auquel cependant tu crois au fond du cœur.
– Mais qui donc êtes-vous, alors? demanda Caderousse en fixant ses yeux mourants sur le comte.
– Regarde-moi bien, dit Monte-Cristo en prenant la bougie et l’approchant de son visage.
– Eh bien, l’abbé… l’abbé Busoni…»
Monte-Cristo enleva la perruque qui le défigurait, et laissa retomber les beaux cheveux noirs qui encadraient si harmonieusement son pâle visage.
«Oh! dit Caderousse épouvanté, si ce n’étaient ces cheveux noirs, je dirais que vous êtes l’Anglais, je dirais que vous êtes Lord Wilmore.
– Je ne suis ni l’abbé Busoni ni Lord Wilmore, dit Monte-Cristo: regarde mieux, regarde plus loin, regarde dans tes premiers souvenirs.»
Il y avait dans cette parole du comte une vibration magnétique dont les sens épuisés du misérable furent ravivés une dernière fois.
«Oh! en effet, dit-il, il me semble que je vous ai vu, que je vous ai connu autrefois.
– Oui, Caderousse, oui, tu m’as vu, oui, tu m’as connu.
– Mais qui donc êtes-vous, alors? et pourquoi, si vous m’avez vu, si vous m’avez connu, pourquoi me laissez-vous mourir?
– Parce que rien ne peut te sauver, Caderousse, parce que tes blessures sont mortelles. Si tu avais pu être sauvé, j’aurais vu là une dernière miséricorde du Seigneur, et j’eusse encore, je te le jure par la tombe de mon père, essayé de te rendre à la vie et au repentir.
– Par la tombe de ton père! dit Caderousse, ranimé par une suprême étincelle et se soulevant pour voir de plus près l’homme qui venait de lui faire ce serment sacré à tous les hommes: Eh! qui es-tu donc?»
Le comte n’avait pas cessé de suivre le progrès de l’agonie. Il comprit que cet élan de vie était le dernier; il s’approcha du moribond, et le couvrant d’un regard calme et triste à la fois:
«Je suis… lui dit-il à l’oreille, je suis…»
Et ses lèvres, à peine ouvertes, donnèrent passage à un nom prononcé si bas, que le comte semblait craindre de l’entendre lui-même.
Caderousse, qui s’était soulevé sur ses genoux, étendit les bras, fit un effort pour se reculer, puis joignant les mains et les levant avec un suprême effort:
«Ô mon Dieu, mon Dieu, dit-il, pardon de vous avoir renié; vous existez bien, vous êtes bien le père des hommes au ciel et le juge des hommes sur la terre. Mon Dieu, seigneur, je vous ai longtemps méconnu! mon Dieu, Seigneur, pardonnez-moi! mon Dieu, Seigneur, recevez-moi!»
Et Caderousse, fermant les yeux, tomba renversé en arrière avec un dernier cri et avec un dernier soupir.
Le sang s’arrêta aussitôt aux lèvres de ses larges blessures.
Il était mort.
«Un!» dit mystérieusement le comte, les yeux fixés sur le cadavre déjà défiguré par cette horrible mort.
Dix minutes après, le médecin et le procureur du roi arrivèrent, amenés, l’un par le concierge, l’autre par Ali, et furent reçus par l’abbé Busoni, qui priait près du mort.
LXXXIV. Beauchamp.
Pendant quinze jours il ne fut bruit dans Paris que de cette tentative de vol faite si audacieusement chez le comte. Le mourant avait signé une déclaration qui indiquait Benedetto comme son assassin. La police fut invitée à lancer tous ses agents sur les traces du meurtrier.
Le couteau de Caderousse, la lanterne sourde, le trousseau de clefs et les habits, moins le gilet, qui ne put se retrouver, furent déposés au greffe; le corps fut emporté à la Morgue.
À tout le monde le comte répondit que cette aventure s’était passée tandis qu’il était à sa maison d’Auteuil, et qu’il n’en savait par conséquent que ce que lui en avait dit l’abbé Busoni, qui, ce soir-là, par le plus grand hasard, lui avait demandé à passer la nuit chez lui pour faire des recherches dans quelques livres précieux que contenait sa bibliothèque.
Bertuccio seul pâlissait toutes les fois que ce nom de Benedetto était prononcé en sa présence, mais il n’y avait aucun motif pour que quelqu’un s’aperçût de la pâleur de Bertuccio.
Villefort, appelé à constater le crime, avait réclamé l’affaire et conduisait l’instruction avec cette ardeur passionnée qu’il mettait à toutes les causes criminelles où il était appelé à porter la parole.
Mais trois semaines s’étaient déjà passées sans que les recherches les plus actives eussent amené aucun résultat, et l’on commençait à oublier dans le monde la tentative de vol faite chez le comte et l’assassinat du voleur par son complice, pour s’occuper du prochain mariage de Mlle Danglars avec le comte Andrea Cavalcanti.
Ce mariage était à peu près déclaré, le jeune homme était reçu chez le banquier à titre de fiancé.
On avait écrit à M. Cavalcanti père, qui avait fort approuvé le mariage, et qui, en exprimant tous ses regrets de ce que son service l’empêchait absolument de quitter Parme où il était, déclarait consentir à donner le capital de cent cinquante mille livres de rente.
Il était convenu que les trois millions seraient placés chez Danglars, qui les ferait valoir; quelques personnes avaient bien essayé de donner au jeune homme des doutes sur la solidité de la position de son futur beau-père qui, depuis quelque temps, éprouvait à la Bourse des pertes réitérées; mais le jeune homme, avec un désintéressement et une confiance sublimes, repoussa tous ces vains propos, dont il eut la délicatesse de ne pas dire une seule parole au baron.
Aussi le baron adorait-il le comte Andrea Cavalcanti.
Il n’en était pas de même de Mlle Eugénie Danglars. Dans sa haine instinctive contre le mariage, elle avait accueilli Andrea comme un moyen d’éloigner Morcerf; mais maintenant qu’Andrea se rapprochait trop, elle commençait à éprouver pour Andrea une visible répulsion.