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Beauchamp, qui avait regardé avec une profonde pitié ce jeune homme cédant au paroxysme de la douleur, s’approcha de lui.

«Albert, lui dit-il, vous me comprenez maintenant, n’est-ce pas? J’ai voulu tout voir, tout juger par moi-même, espérant que l’explication serait favorable à votre père, et que je pourrais lui rendre toute justice. Mais au contraire les renseignements pris constatent que cet officier instructeur, que ce Fernand Mondego, élevé par Ali-Pacha au titre de général gouverneur, n’est autre que le comte Fernand de Morcerf: alors je suis revenu me rappelant l’honneur que vous m’aviez fait de m’admettre à votre amitié, et je suis accouru à vous.»

Albert, toujours étendu sur son fauteuil, tenait ses deux mains sur ses yeux, comme s’il eût voulu empêcher le jour d’arriver jusqu’à lui.

«Je suis accouru à vous, continua Beauchamp, pour vous dire: Albert, les fautes de nos pères, dans ces temps d’action et de réaction, ne peuvent atteindre les enfants. Albert, bien peu ont traversé ces révolutions au milieu desquelles nous sommes nés, sans que quelque tache de boue ou de sang ait souillé leur uniforme de soldat ou leur robe de juge. Albert, personne au monde, maintenant que j’ai toutes les preuves, maintenant que je suis maître de votre secret, ne peut me forcer à un combat que votre conscience, j’en suis certain, vous reprocherait comme un crime; mais ce que vous ne pouvez plus exiger de moi, je viens vous l’offrir. Ces preuves, ces révélations, ces attestations que je possède seul, voulez-vous qu’elles disparaissent? ce secret affreux, voulez-vous qu’il reste entre vous et moi? Confié à ma parole d’honneur, il ne sortira jamais de ma bouche; dites, le voulez-vous, Albert? dites, le voulez-vous, mon ami?»

Albert s’élança au cou de Beauchamp.

«Ah! noble cœur! s’écria-t-il.

– Tenez», dit Beauchamp en présentant les papiers à Albert.

Albert les saisit d’une main convulsive, les étreignit, les froissa, songea à les déchirer; mais, tremblant que la moindre parcelle enlevée par le vent ne le revînt un jour frapper au front, il alla à la bougie toujours allumée pour les cigares et en consuma jusqu’au dernier fragment.

«Cher ami, excellent ami! murmurait Albert tout en brûlant les papiers.

– Que tout cela s’oublie comme un mauvais rêve, dit Beauchamp, s’efface comme ces dernières étincelles qui courent sur le papier noirci, que tout cela s’évanouisse comme cette dernière fumée qui s’échappe de ces cendres muettes.

– Oui, oui, dit Albert, et qu’il n’en reste que l’éternelle amitié que je voue à mon sauveur, amitié que mes enfants transmettront aux vôtres, amitié qui me rappellera toujours que le sang de mes veines, la vie de mon corps, l’honneur de mon nom, je vous les dois; car si une pareille chose eût été connue, oh! Beauchamp, je vous le déclare, je me brûlais la cervelle, ou non, pauvre mère! car je n’eusse pas voulu la tuer du même coup, ou je m’expatriais.

– Cher Albert!» dit Beauchamp.

Mais le jeune homme sortit bientôt de cette joie inopinée et pour ainsi dire factice, et retomba plus profondément dans sa tristesse.

«Eh bien, demanda Beauchamp, voyons, qu’y a-t-il encore? mon ami.

– Il y a, dit Albert, que j’ai quelque chose de brisé dans le cœur. Écoutez, Beauchamp, on ne se sépare pas ainsi en une seconde de ce respect, de cette confiance et de cet orgueil qu’inspire à un fils le nom sans tache de son père. Oh! Beauchamp, Beauchamp! comment à présent vais-je aborder le mien? Reculerai-je donc mon front dont il approchera ses lèvres, ma main dont il approchera sa main?… Tenez Beauchamp, je suis le plus malheureux des hommes. Ah! ma mère, ma pauvre mère, dit Albert en regardant à travers ses yeux noyés de larmes le portrait de sa mère, si vous avez su cela, combien vous avez dû souffrir!

– Voyons, dit Beauchamp, en lui prenant les deux mains; du courage, ami!

– Mais d’où venait cette première note insérée dans votre journal? s’écria Albert; il y a derrière tout cela une haine inconnue, un ennemi invisible.

– Eh bien, dit Beauchamp, raison de plus. Du courage, Albert! pas de traces d’émotion sur votre visage; portez cette douleur en vous comme le nuage porte en soi la ruine et la mort, secret fatal que l’on ne comprend qu’au moment où la tempête éclate. Allez, ami, réservez vos forces pour le moment où l’éclat se ferait.

– Oh! mais vous croyez donc que nous ne sommes pas au bout? dit Albert épouvanté.

– Moi, je ne crois rien, mon ami; mais enfin tout est possible. À propos…

– Quoi? demanda Albert, en voyant que Beauchamp hésitait.

– Épousez-vous toujours Mlle Danglars?

– À quel propos me demandez-vous cela dans un pareil moment, Beauchamp?

– Parce que, dans mon esprit, la rupture ou l’accomplissement de ce mariage se rattache à l’objet qui nous occupe en ce moment.

– Comment! dit Albert dont le front s’enflamma, vous croyez que M. Danglars…

– Je vous demande seulement où en est votre mariage. Que diable! ne voyez pas dans mes paroles autre chose que je ne veux y mettre, et ne leur donnez pas plus de portée qu’elles n’en ont!

– Non, dit Albert, le mariage est rompu.

– Bien», dit Beauchamp.

Puis, voyant que le jeune homme allait retomber dans sa mélancolie:

«Tenez Albert, lui dit-il, si vous m’en croyez, nous allons sortir; un tour au bois en phaéton ou à cheval vous distraira; puis, nous reviendrons déjeuner quelque part, et vous irez à vos affaires et moi aux miennes.

– Volontiers, dit Albert, mais sortons à pied, il me semble qu’un peu de fatigue me ferait du bien.

– Soit», dit Beauchamp.

Et les deux amis, sortant à pied, suivirent le boulevard. Arrivés à la Madeleine:

«Tenez, dit Beauchamp, puisque nous voilà sur la route, allons un peu voir M. de Monte-Cristo, il vous distraira; c’est un homme admirable pour remettre les esprits, en ce qu’il ne questionne jamais; or, à mon avis, les gens qui ne questionnent pas sont les plus habiles consolateurs.

– Soit, dit Albert, allons chez lui, je l’aime.»

FIN DU TOME TROISIÈME.

(1845-1846)

[1] Proverbe XIX

[2] En grec, prêtre, abbé (Note du correcteur.)

[3] Mot à mot: «De ton père le sort, mais pas le nom du traître, ni la trahison, raconte-nous.»

[4] Raconte