Au mot notaire, Noirtier fit signe de s’arrêter.
«Notaire, dit-elle; tu veux un notaire, bon papa?»
Le vieillard fit signe que c’était effectivement un notaire qu’il désirait.
«Il faut donc envoyer chercher un notaire? demanda Valentine.
– Oui, fit le paralytique.
– Mon père doit-il le savoir?
– Oui.
– Es-tu pressé d’avoir ton notaire?
– Oui.
– Alors on va te l’envoyer chercher tout de suite, cher père. Est-ce tout ce que tu veux?
– Oui.»
Valentine courut à la sonnette et appela un domestique pour le prier de faire venir M. ou Mme de Villefort chez le grand-père.
«Es-tu content? dit Valentine; oui… je le crois bien: hein? ce n’était pas facile à trouver, cela?»
Et la jeune fille sourit à l’aïeul comme elle eût pu faire à un enfant.
M. de Villefort entra ramené par Barrois.
«Que voulez-vous, monsieur? demanda-t-il au paralytique.
– Monsieur, dit Valentine, mon grand-père désire un notaire.»
À cette demande étrange et surtout inattendue, M. de Villefort échangea un regard avec le paralytique.
«Oui», fit ce dernier avec une fermeté qui indiquait qu’avec l’aide de Valentine et de son vieux serviteur, qui savait maintenant ce qu’il désirait, il était prêt à soutenir la lutte.
«Vous demandez le notaire? répéta Villefort.
– Oui.
– Pour quoi faire?»
Noirtier ne répondit pas.
«Mais qu’avez-vous besoin d’un notaire?» demanda Villefort.
Le regard du paralytique demeura immobile et par conséquent muet, ce qui voulait dire: Je persiste dans ma volonté.
«Pour nous faire quelque mauvais tour? dit Villefort; est-ce la peine?
– Mais enfin, dit Barrois, prêt à insister avec la persévérance habituelle aux vieux domestiques, si monsieur veut un notaire, c’est apparemment qu’il en a besoin. Ainsi je vais chercher un notaire.»
Barrois ne reconnaissait d’autre maître que Noirtier et n’admettait jamais que ses volontés fussent contestées en rien.
«Oui, je veux un notaire», fit le vieillard en fermant les yeux d’un air de défi et comme s’il eût dit: Voyons si l’on osera me refuser ce que je veux.
«On aura un notaire, puisque vous en voulez absolument un, monsieur; mais je m’excuserai près de lui et vous excuserai vous-même, car la scène sera fort ridicule.
– N’importe, dit Barrois, je vais toujours l’aller chercher.»
Et le vieux serviteur sortit triomphant.
LIX. Le testament.
Au moment où Barrois sortit, Noirtier regarda Valentine avec cet intérêt malicieux qui annonçait tant de choses. La jeune fille comprit ce regard et Villefort aussi, car son front se rembrunit et son sourcil se fronça.
Il prit un siège, s’installa dans la chambre du paralytique et attendit.
Noirtier le regardait faire avec une parfaite indifférence; mais, du coin de l’œil, il avait ordonné à Valentine de ne point s’inquiéter et de rester aussi.
Trois quarts d’heure après, le domestique rentra avec le notaire.
«Monsieur, dit Villefort après les premières salutations, vous êtes mandé par M. Noirtier de Villefort, que voici; une paralysie générale lui a ôté l’usage des membres et de la voix, et nous seuls, à grand-peine, parvenons à saisir quelques lambeaux de ses pensées.»
Noirtier fit de l’œil un appel à Valentine, appel si sérieux et si impératif, qu’elle répondit sur-le-champ:
«Moi, monsieur, je comprends tout ce que veut dire mon grand-père.
– C’est vrai, ajouta Barrois, tout, absolument tout, comme je le disais à monsieur en venant.
– Permettez, monsieur, et vous aussi, mademoiselle, dit le notaire en s’adressant à Villefort et à Valentine, c’est là un de ces cas où l’officier public ne peut inconsidérément procéder sans assumer une responsabilité dangereuse. La première nécessité pour qu’un acte soit valable est que le notaire soit bien convaincu qu’il a fidèlement interprété la volonté de celui qui la dicte. Or, je ne puis pas moi-même être sûr de l’approbation ou de l’improbation d’un client qui ne parle pas; et comme l’objet de ses désirs et de ses répugnances, vu son mutisme, ne peut m’être prouvé clairement, mon ministère est plus qu’inutile et serait illégalement exercé.»
Le notaire fit un pas pour se retirer. Un imperceptible sourire de triomphe se dessina sur les lèvres du procureur du roi. De son côté, Noirtier regarda Valentine avec une telle expression de douleur, qu’elle se plaça sur le chemin du notaire.
«Monsieur, dit-elle, la langue que je parle avec mon grand-père est une langue qui se peut apprendre facilement, et de même que je la comprends, je puis en quelques minutes vous amener à la comprendre. Que vous faut-il, voyons, monsieur, pour arriver à la parfaite édification de votre conscience?
– Ce qui est nécessaire pour que nos actes soient valables, mademoiselle, répondit le notaire, c’est-à-dire la certitude de l’approbation ou de l’improbation. On peut tester malade de corps, mais il faut tester sain d’esprit.
– Eh bien, monsieur, avec deux signes vous acquerrez cette certitude que mon grand-père n’a jamais mieux joui qu’à cette heure de la plénitude de son intelligence. M. Noirtier, privé de sa voix, privé du mouvement, ferme les yeux quand il veut dire oui, et les cligne à plusieurs reprises quand il veut dire non. Vous en savez assez maintenant pour causer avec M. Noirtier, essayez.»
Le regard que lança le vieillard à Valentine était si humide de tendresse et de reconnaissance, qu’il fut compris du notaire lui-même.
«Vous avez entendu et compris ce que vient de dire votre petite-fille, monsieur?» demanda le notaire.
Noirtier ferma doucement les yeux, et les rouvrit après un instant.
«Et vous approuvez ce qu’elle a dit? c’est-à-dire que les signes indiqués par elle sont bien ceux à l’aide desquels vous faites comprendre votre pensée?
– Oui, fit encore le vieillard.
– C’est vous qui m’avez fait demander?
– Oui.
– Pour faire votre testament?
– Oui.
– Et vous ne voulez pas que je me retire sans avoir fait ce testament?»
Le paralytique cligna vivement et à plusieurs reprises ses yeux.