Morcerf, qui accourait à lui les bras ouverts, laissa, en le voyant et malgré son sourire amical, tomber ses bras, et osa tout au plus lui tendre la main.
De son côté, Monte-Cristo la lui toucha, comme il faisait toujours, mais sans la lui serrer.
«Eh bien, me voilà, dit-il, cher comte.
– Soyez le bienvenu.
– Je suis arrivé depuis une heure.
– De Dieppe?
– Du Tréport.
– Ah! c’est vrai.
– Et ma première visite est pour vous.
– C’est charmant de votre part, dit Monte-Cristo comme il eût dit toute autre chose.
– Eh bien, voyons, quelles nouvelles?
– Des nouvelles! vous demandez cela à moi, à un étranger!»
– Je m’entends: quand je demande quelles nouvelles, je demande si vous avez fait quelque chose pour moi?
– M’aviez-vous donc chargé de quelque commission? dit Monte-Cristo en jouant l’inquiétude.
– Allons, allons, dit Albert, ne simulez pas l’indifférence. On dit qu’il y a des avertissements sympathiques qui traversent la distance: eh bien! au Tréport, j’ai reçu mon coup électrique; vous avez, sinon travaillé pour moi, du moins pensé à moi.
– Cela est possible, dit Monte-Cristo. J’ai en effet pensé à vous; mais le courant magnétique dont j’étais le conducteur agissait, je l’avoue, indépendamment de ma volonté.
– Vraiment! Contez-moi cela, je vous prie.
– C’est facile, M. Danglars a dîné chez moi.
– Je le sais bien, puisque c’est pour fuir sa présence que nous sommes partis, ma mère et moi.
– Mais il a dîné avec M. Andrea Cavalcanti.
– Votre prince italien?
– N’exagérons pas. M. Andrea se donne seulement le titre de vicomte.
– Se donne, dites-vous?
– Je dis: se donne.
– Il ne l’est donc pas?
– Eh! le sais-je, moi? Il se le donne, je le lui donne, on le lui donne; n’est-ce pas comme s’il l’avait?
– Homme étrange que vous faites, allez! Eh bien?
– Eh bien, quoi?
– M. Danglars a donc dîné ici?
– Oui.
– Avec votre vicomte Andrea Cavalcanti?
– Avec le vicomte Andrea Cavalcanti, le marquis son père, Mme Danglars, M. et Mme de Villefort, des gens charmants, M. Debray, Maximilien Morrel, et puis qui encore… attendez donc… ah! M. de Château-Renaud.
– On a parlé de moi?
– On n’en a pas dit un mot.
– Tant pis.
– Pourquoi cela? Il me semble que, si l’on vous a oublié, on n’a fait, en agissant ainsi, que ce que vous désiriez!
– Mon cher comte, si l’on n’a point parlé de moi, c’est qu’on y pensait beaucoup, et alors je suis désespéré.
– Que vous importe, puisque Mlle Danglars n’était point au nombre de ceux qui y pensaient ici! Ah! il est vrai qu’elle pouvait y penser chez elle.
– Oh! quant à cela, non, j’en suis sûr: ou si elle y pensait, c’est certainement de la même façon que je pense à elle.
– Touchante sympathie! dit le comte. Alors vous vous détestez?
– Écoutez, dit Morcerf, si Mlle Danglars était femme à prendre en pitié le martyre que je ne souffre pas pour elle et m’en récompenser en dehors des convenances matrimoniales arrêtées entre nos deux familles, cela m’irait à merveille. Bref, je crois que Mlle Danglars serait une maîtresse charmante, mais comme femme, diable…
– Ainsi, dit Monte-Cristo en riant, voilà votre façon de penser sur votre future?
– Oh! mon Dieu! oui, un peu brutale, c’est vrai mais exacte du moins. Or, puisqu’on ne peut faire de ce rêve une réalité; comme pour arriver à un certain but il faut que Mlle Danglars devienne ma femme c’est-à-dire qu’elle vive avec moi, qu’elle pense près de moi, qu’elle chante près de moi, qu’elle fasse des vers et de la musique à dix pas de moi, et cela pendant tout le temps de ma vie, alors je m’épouvante. Une maîtresse, mon cher comte, cela se quitte, mais une femme, peste! c’est autre chose, cela se garde éternellement, de près ou de loin c’est-à-dire. Or, c’est effrayant de garder toujours Mlle Danglars, fût-ce même de loin.
– Vous êtes difficile, vicomte.
– Oui, car souvent je pense à une chose impossible.
– À laquelle?
– À trouver pour moi une femme comme mon père en a trouvé une pour lui.»
Monte-Cristo pâlit et regarda Albert en jouant avec des pistolets magnifiques dont il faisait rapidement crier les ressorts.
«Ainsi, votre père a été bien heureux, dit-il.
– Vous savez mon opinion sur ma mère, monsieur le comte: un ange du ciel; voyez-la encore belle, spirituelle toujours, meilleure que jamais. J’arrive du Tréport; pour tout autre fils, eh! mon Dieu! accompagner sa mère serait une complaisance ou une corvée mais, moi, j’ai passé quatre jours en tête-à-tête avec elle, plus satisfait, plus reposé, plus poétique, vous le dirais-je, que si j’eusse emmené au Tréport la reine Mab ou Titania.
– C’est une perfection désespérante, et vous donnez à tous ceux qui vous entendent de graves envies de rester célibataires.
– Voilà justement, reprit Morcerf, pourquoi, sachant qu’il existe au monde une femme accomplie, je ne me soucie pas d’épouser Mlle Danglars. Avez-vous quelquefois remarqué comme notre égoïsme revêt de couleurs brillantes tout ce qui nous appartient? Le diamant qui chatoyait à la vitre de Marlé ou de Fossin devient bien plus beau depuis qu’il est notre diamant; mais si l’évidence vous force à reconnaître qu’il en est d’une eau plus pure, et que vous soyez condamné à porter éternellement ce diamant inférieur à un autre, comprenez-vous la souffrance?
– Mondain! murmura le comte.
– Voilà pourquoi je sauterai de joie le jour où Mlle Eugénie s’apercevra que je ne suis qu’un chétif atome et que j’ai à peine autant de cent mille francs qu’elle a de millions.»
Monte-Cristo sourit.
«J’avais bien pensé à autre chose, continua Albert; Franz aime les choses excentriques, j’ai voulu le rendre malgré lui amoureux de Mlle Danglars; mais à quatre lettres que je lui ai écrites dans le plus affriandant des styles, Franz m’a imperturbablement répondu: «Je suis excentrique, c’est vrai, mais mon excentricité ne va pas jusqu’à reprendre ma parole quand je l’ai donnée.»