Le jeune homme comprit tout avec cette rapidité d’intuition particulière aux amants et son cœur fut soulagé. D’ailleurs, sans arriver à la portée de la voix, Valentine dirigea sa promenade de manière que Maximilien pût la voir passer et repasser, et chaque fois qu’elle passait et repassait, un regard inaperçu de sa compagne, mais jeté de l’autre côté de la grille et recueilli par le jeune homme, lui disait:
«Prenez patience, ami, vous voyez qu’il n’y a point de ma faute.»
Et Maximilien, en effet, prenait patience tout en admirant ce contraste entre les deux jeunes filles: entre cette blonde aux yeux languissants et à la taille inclinée comme un beau saule, et cette brune aux yeux fiers et à la taille droite comme un peuplier; puis il va sans dire que dans cette comparaison entre deux natures si opposées, tout l’avantage, dans le cœur du jeune homme du moins, était pour Valentine.
Au bout d’une demi-heure de promenade, les deux jeunes filles s’éloignèrent. Maximilien comprit que le terme de la visite de Mme Danglars était arrivé.
En effet, un instant après, Valentine reparut seule. De crainte qu’un regard indiscret ne suivît son retour, elle venait lentement; et, au lieu de s’avancer directement vers la grille, elle alla s’asseoir sur un banc, après avoir sans affectation interrogé chaque touffe de feuillage et plongé son regard dans le fond de toutes les allées.
Ces précautions prises, elle courut à la grille.
«Bonjour, Valentine, dit une voix.
– Bonjour, Maximilien; je vous ai fait attendre, mais vous avez vu la cause?
– Oui, j’ai reconnu Mlle Danglars; je ne vous croyais pas si liée avec cette jeune personne.
– Qui vous a donc dit que nous étions liées, Maximilien?
– Personne; mais il m’a semblé que cela ressortait de la façon dont vous vous donnez le bras, de la façon dont vous causiez: on eût dit deux compagnes de pension se faisant des confidences.
– Nous nous faisions nos confidences, en effet, dit Valentine, elle m’avouait sa répugnance pour un mariage avec M. de Morcerf, et moi, je lui avouais de mon côté que je regardais comme un malheur d’épouser M. d’Épinay.
– Chère Valentine!
– Voilà pourquoi, mon ami, continua la jeune fille, vous avez vu cette apparence d’abandon entre moi et Eugénie; c’est que, tout en parlant de l’homme que je ne puis aimer, je pensais à l’homme que j’aime.
– Que vous êtes bonne en toutes choses, Valentine, et que vous avez en vous une chose que Mlle Danglars n’aura jamais: c’est ce charme indéfini qui est à la femme ce que le parfum est à la fleur, ce que la saveur est au fruit; car ce n’est pas le tout pour une fleur que d’être belle, ce n’est pas le tout pour un fruit que d’être beau.
– C’est votre amour qui vous fait voir les choses ainsi, Maximilien.
– Non, Valentine, je vous jure. Tenez, je vous regardais toutes deux tout à l’heure, et, sur mon honneur, tout en rendant justice à la beauté de Mlle Danglars, je ne comprenais pas qu’un homme devînt amoureux d’elle.
– C’est que, comme vous le disiez, Maximilien, j’étais là, et que ma présence vous rendait injuste.
– Non… mais dites-moi… une question de simple curiosité, et qui émane de certaines idées que je me suis faites sur Mlle Danglars.
– Oh! bien injustes, sans que je sache lesquelles certainement. Quand vous nous jugez, nous autres pauvres femmes, nous ne devons pas nous attendre à l’indulgence.
– Avec cela qu’entre vous vous êtes bien justes les unes envers les autres!
– Parce que, presque toujours, il y a de la passion dans nos jugements. Mais revenez à votre question.
– Est-ce parce que Mlle Danglars aime quelqu’un qu’elle redoute son mariage avec M. de Morcerf?
– Maximilien, je vous ai dit que je n’étais pas l’amie d’Eugénie.
– Eh! mon Dieu! dit Morrel, sans être amies, les jeunes filles se font des confidences; convenez que vous lui avez fait quelques questions là-dessus. Ah! je vous vois sourire.
– S’il en est ainsi, Maximilien, ce n’est pas la peine que nous ayons entre nous cette cloison de planches.
– Voyons, que vous a-t-elle dit?
– Elle m’a dit qu’elle n’aimait personne, dit Valentine; qu’elle avait le mariage en horreur; que sa plus grande joie eût été de mener une vie libre et indépendante, et qu’elle désirait presque que son père perdît sa fortune pour se faire artiste comme son amie, Mlle Louise d’Armilly.
– Ah! vous voyez!
– Eh bien, qu’est-ce que cela prouve? demanda Valentine.
– Rien, répondit en souriant Maximilien.
– Alors, dit Valentine, pourquoi souriez-vous à votre tour?
– Ah! dit Maximilien, vous voyez bien que, vous aussi, vous regardez, Valentine.
– Voulez-vous que je m’éloigne?
– Oh! non! non pas! Mais revenons à vous.
– Ah! oui, c’est vrai, car à peine avons-nous dix minutes à passer ensemble.
– Mon Dieu! s’écria Maximilien consterné.
– Oui, Maximilien, vous avez raison, dit avec mélancolie Valentine, et vous avez là une pauvre amie. Quelle existence je vous fais passer, pauvre Maximilien, vous si bien fait pour être heureux! Je me le reproche amèrement, croyez-moi.
– Eh bien, que vous importe, Valentine: si je me trouve heureux ainsi; si cette attente éternelle me semble payée, à moi, par cinq minutes de votre vue, par deux mots de votre bouche, et par cette conviction profonde, éternelle, que Dieu n’a pas créé deux cœurs aussi en harmonie que les nôtres, et ne les a pas presque miraculeusement réunis, surtout pour les séparer.
– Bon, merci, espérez pour nous deux, Maximilien: cela me rend à moitié heureuse.
– Que vous arrive-t-il donc encore, Valentine, que vous me quittez si vite?
– Je ne sais; Mme de Villefort m’a fait prier de passer chez elle pour une communication de laquelle dépend, m’a-t-elle fait dire, une portion de ma fortune. Eh! mon Dieu, qu’ils la prennent ma fortune, je suis trop riche, et qu’après me l’avoir prise ils me laissent tranquille et libre; vous m’aimerez tout autant pauvre, n’est-ce pas, Morrel?
– Oh! je vous aimerai toujours, moi; que m’importe richesse ou pauvreté, si ma Valentine était près de moi et que je fusse sûr que personne ne me la pût ôter! Mais cette communication, Valentine, ne craignez-vous point que ce ne soit quelque nouvelle relative à votre mariage?