«Oh! monsieur, dit-elle; ah! monsieur, quel malheur! moi aussi, j’en mourrai! oh! oui, bien certainement j’en mourrai!»
Et, tombant sur le fauteuil le plus proche de la porte, elle éclata en sanglots.
Les domestiques, debout sur le seuil, et n’osant aller plus loin, regardaient le vieux serviteur de Noirtier, qui, ayant entendu ce bruit de la chambre de son maître, était accouru aussi et se tenait derrière les autres. Villefort se leva et courut à sa belle-mère, car c’était elle-même.
«Eh! mon Dieu! madame, demanda-t-il, que s’est-il passé? qui vous bouleverse ainsi? et M. de Saint-Méran ne vous accompagne-t-il pas?
– M. de Saint-Méran est mort», dit la vieille marquise, sans préambule, sans expression, et avec une sorte de stupeur.
Villefort recula d’un pas et frappa ses mains l’une contre l’autre.
«Mort!… balbutia-t-il; mort ainsi… subitement?
– Il y a huit jours, continua Mme de Saint-Méran, nous montâmes ensemble en voiture après dîner M. de Saint-Méran était souffrant depuis quelques jours: cependant l’idée de revoir notre chère Valentine le rendait courageux, et malgré ses douleurs il avait voulu partir, lorsque, à six lieues de Marseille, il fut pris, après avoir mangé ses pastilles habituelles, d’un sommeil si profond qu’il ne me semblait pas naturel; cependant j’hésitais à le réveiller, quand il me sembla que son visage rougissait et que les veines de ses tempes battaient plus violemment que d’habitude. Mais cependant, comme la nuit était venue et que je ne voyais plus rien, je le laissai dormir; bientôt il poussa un cri sourd et déchirant comme celui d’un homme qui souffre en rêve, et renversa d’un brusque mouvement sa tête en arrière. J’appelai le valet de chambre, je fis arrêter le postillon, j’appelai M. de Saint-Méran, je lui fis respirer mon flacon de sels, tout était fini, il était mort, et ce fut côte à côte avec son cadavre que j’arrivai à Aix.»
Villefort demeurait stupéfait et la bouche béante.
«Et vous appelâtes un médecin, sans doute?
– À l’instant même; mais, comme je vous l’ai dit, il était trop tard.
– Sans doute; mais au moins pouvait-il reconnaître de quelle maladie le pauvre marquis était mort.
– Mon Dieu! oui, monsieur, il me l’a dit; il paraît que c’est d’une apoplexie foudroyante.
– Et que fîtes-vous alors?
– M. de Saint-Méran avait toujours dit que, s’il mourait loin de Paris, il désirait que son corps fût ramené dans le caveau de la famille. Je l’ai fait mettre dans un cercueil de plomb, et je le précède de quelques jours.
– Oh! mon Dieu, pauvre mère! dit Villefort; de pareils soins après un pareil coup, et à votre âge!
– Dieu m’a donné la force jusqu’au bout; d’ailleurs, ce cher marquis, il eût certes fait pour moi ce que j’ai fait pour lui. Il est vrai que depuis que je l’ai quitté là-bas, je crois que je suis folle. Je ne peux plus pleurer; il est vrai qu’on dit qu’à mon âge on n’a plus de larmes; cependant il me semble que tant qu’on souffre on devrait pouvoir pleurer. Où est Valentine, monsieur? c’est pour elle que nous revenions, je veux voir Valentine.»
Villefort pensa qu’il serait affreux de répondre que Valentine était au bal; il dit seulement à la marquise que sa petite-fille était sortie avec sa belle-mère et qu’on allait la prévenir.
«À l’instant même, monsieur, à l’instant même, je vous en supplie», dit la vieille dame.
Villefort mit sous son bras le bras de Mme de Saint-Méran et la conduisit à son appartement.
«Prenez du repos, dit-il, ma mère.»
La marquise leva la tête à ce mot, et voyant cet homme qui lui rappelait cette fille tant regrettée qui revivait pour elle dans Valentine, elle se sentit frappée par ce nom de mère, se mit à fondre en larmes, et tomba à genoux dans un fauteuil où elle ensevelit sa tête vénérable.
Villefort la recommanda aux soins des femmes, tandis que le vieux Barrois remontait tout effaré chez son maître; car rien n’effraie tant les vieillards que lorsque la mort quitte un instant leur côté pour aller frapper un autre vieillard. Puis, tandis que Mme de Saint-Méran, toujours agenouillée, priait du fond du cœur, il envoya chercher une voiture de place et vint lui-même prendre chez Mme de Morcerf sa femme et sa fille pour les ramener à la maison. Il était si pâle lorsqu’il parut à la porte du salon que Valentine courut à lui en s’écriant:
«Oh! mon père! il est arrivé quelque malheur!
– Votre bonne maman vient d’arriver, Valentine, dit M. de Villefort.
– Et mon grand-père?» demanda la jeune fille toute tremblante.
M. de Villefort ne répondit qu’en offrant son bras à sa fille.
Il était temps: Valentine, saisie d’un vertige, chancela; Mme de Villefort se hâta de la soutenir, et aida son mari à l’entraîner vers la voiture en disant:
«Voilà qui est étrange! qui aurait pu se douter de cela? Oh! oui, voilà qui est étrange!»
Et toute cette famille désolée s’enfuit ainsi, jetant sa tristesse, comme un crêpe noir, sur le reste de la soirée.
Au bas de l’escalier, Valentine trouva Barrois qui l’attendait:
«M. Noirtier désire vous voir ce soir, dit-il tout bas.
– Dites-lui que j’irai en sortant de chez ma bonne grand-mère», dit Valentine.
Dans la délicatesse de son âme, la jeune fille avait compris que celle qui avait surtout besoin d’elle à cette heure, c’était Mme de Saint-Méran.
Valentine trouva son aïeule au lit; muettes caresses, gonflement si douloureux du cœur, soupirs entrecoupés, larmes brûlantes, voilà quels furent les seuls détails racontables de cette entrevue, à laquelle assistait, au bras de son mari, Mme de Villefort, pleine de respect, apparent du moins, pour la pauvre veuve.
Au bout d’un instant, elle se pencha à l’oreille de son mari:
«Avec votre permission, dit-elle, mieux vaut que je me retire, car ma vue paraît affliger encore votre belle-mère.»
Mme de Saint-Méran l’entendit.
«Oui, oui, dit-elle à l’oreille de Valentine, qu’elle s’en aille; mais reste, toi, reste.»
Mme de Villefort sortit, et Valentine demeura seule près du lit de son aïeule, car le procureur du roi, consterné de cette mort imprévue, suivit sa femme.
Cependant Barrois était remonté la première fois près du vieux Noirtier; celui-ci avait entendu tout le bruit qui se faisait dans la maison, et il avait envoyé, comme nous l’avons dit, le vieux serviteur s’informer.
À son retour, cet œil si vivant et surtout si intelligent interrogea le messager: