– Où est-elle?
– Dans sa chambre avec le notaire.
– Et M. Noirtier?
– Toujours le même, une lucidité d’esprit parfaite, mais la même immobilité, le même mutisme.
– Et le même amour pour vous, n’est-ce pas, ma chère enfant?
– Oui, dit Valentine en soupirant, il m’aime bien, lui.
– Qui ne vous aimerait pas?»
Valentine sourit tristement.
«Et qu’éprouve votre grand-mère?
– Une excitation nerveuse singulière, un sommeil agité et étrange; elle prétendait ce matin que, pendant son sommeil, son âme planait au-dessus de son corps qu’elle regardait dormir: c’est du délire; elle prétend avoir vu un fantôme entrer dans sa chambre et avoir entendu le bruit que faisait le prétendu fantôme en touchant à son verre.
– C’est singulier, dit le docteur, je ne savais pas Mme de Saint-Méran sujette à ces hallucinations.
– C’est la première fois que je l’ai vue ainsi, dit Valentine, et ce matin elle m’a fait grand-peur, je l’ai crue folle; et mon père, certes, monsieur d’Avrigny, vous connaissez mon père pour un esprit sérieux, eh bien, mon père lui-même a paru fort impressionné.
– Nous allons voir, dit M. d’Avrigny; ce que vous me dites là me semble étrange.»
Le notaire descendait; on vint prévenir Valentine que sa grand-mère était seule.
«Montez, dit-elle au docteur.
– Et vous?
– Oh! moi, je n’ose, elle m’avait défendu de vous envoyer chercher; puis, comme vous le dites, moi-même, je suis agitée, fiévreuse, mal disposée, je vais faire un tour au jardin pour me remettre.»
Le docteur serra la main à Valentine, et tandis qu’il montait chez sa grand-mère, la jeune fille descendit le perron.
Nous n’avons pas besoin de dire quelle portion du jardin était la promenade favorite de Valentine. Après avoir fait deux ou trois tours dans le parterre qui entourait la maison, après avoir cueilli une rose pour mettre à sa ceinture ou dans ses cheveux, elle s’enfonçait sous l’allée sombre qui conduisait au banc, puis du banc elle allait à la grille.
Cette fois, Valentine fit, selon son habitude, deux ou trois tours au milieu de ses fleurs, mais sans en cueillir: le deuil de son cœur, qui n’avait pas encore eu le temps de s’étendre sur sa personne, repoussait ce simple ornement, puis elle s’achemina vers son allée. À mesure qu’elle avançait, il lui semblait entendre une voix qui prononçait son nom. Elle s’arrêta étonnée.
Alors cette voix arriva plus distincte à son oreille, et elle reconnut la voix de Maximilien.
LXXIII. La promesse.
C’était en effet Morrel, qui depuis la veille ne vivait plus. Avec cet instinct particulier aux amants et aux mères, il avait deviné qu’il allait, à la suite de ce retour de Mme de Saint-Méran et de la mort du marquis, se passer quelque chose chez Villefort qui intéresserait son amour pour Valentine.
Comme on va le voir, ses pressentiments s’étaient réalisés, et ce n’était plus une simple inquiétude qui le conduisait si effaré et si tremblant à la grille des marronniers.
Mais Valentine n’était pas prévenue de l’attente de Morrel, ce n’était pas l’heure où il venait ordinairement, et ce fut un pur hasard ou, si l’on aime mieux une heureuse sympathie qui la conduisit au jardin. Quand elle parut, Morrel l’appela; elle courut à la grille.
«Vous, à cette heure! dit-elle.
– Oui, pauvre amie, répondit Morrel, je viens chercher et apporter de mauvaises nouvelles.
– C’est donc la maison du malheur, dit Valentine. Parlez, Maximilien. Mais, en vérité, la somme de douleurs est déjà bien suffisante.
– Chère Valentine, dit Morrel, essayant de se remettre de sa propre émotion pour parler convenablement, écoutez-moi bien, je vous prie; car tout ce que je vais vous dire est solennel. À quelle époque compte-t-on vous marier?
– Écoutez, dit à son tour Valentine, je ne veux rien vous cacher, Maximilien. Ce matin on a parlé de mon mariage, et ma grand-mère, sur laquelle j’avais compté comme sur un appui qui ne manquerait pas, non seulement s’est déclarée pour ce mariage, mais encore le désire à tel point que le retour seul de M. d’Épinay le retarde et que le lendemain de son arrivée le contrat sera signé.»
Un pénible soupir ouvrit la poitrine du jeune homme, et il regarda longuement et tristement la jeune fille.
«Hélas! reprit-il à voix basse, il est affreux d’entendre dire tranquillement par la femme qu’on aime: «Le moment de votre supplice est fixé: c’est dans quelques heures qu’il aura lieu; mais n’importe, il faut que cela soit ainsi, et de ma part, je n’y apporterai aucune opposition.» Eh bien, puisque, dites-vous, on n’attend plus que M. d’Épinay pour signer le contrat, puisque vous serez à lui le lendemain de son arrivée, c’est demain que vous serez engagée à M. d’Épinay, car il est arrivé à Paris ce matin.»
Valentine poussa un cri.
«J’étais chez le comte de Monte-Cristo il y a une heure, dit Morrel; nous causions, lui de la douleur de votre maison et moi de votre douleur, quand tout à coup une voiture roule dans la cour. Écoutez. Jusque-là je ne croyais pas aux pressentiments, Valentine; mais maintenant il faut bien que j’y croie. Au bruit de cette voiture, un frisson m’a pris; bientôt j’ai entendu des pas sur l’escalier. Les pas retentissants du commandeur n’ont pas plus épouvanté don Juan que ces pas ne m’ont épouvanté. Enfin la porte s’ouvre; Albert de Morcerf entre le premier, et j’allais douter de moi-même, j’allais croire que je m’étais trompé, quand derrière lui s’avance un autre jeune homme et que le comte s’est écrié: «Ah! M. le baron Franz d’Épinay!» Tout ce que j’ai de force et de courage dans le cœur, je l’ai appelé pour me contenir. Peut-être ai-je pâli, peut-être ai-je tremblé: mais à coup sûr je suis resté le sourire sur les lèvres. Mais cinq minutes après, je suis sorti sans avoir entendu un mot de ce qui s’est dit pendant ces cinq minutes; j’étais anéanti.
– Pauvre Maximilien! murmura Valentine.
– Me voilà, Valentine. Voyons, maintenant répondez-moi comme à un homme à qui votre réponse va donner la mort ou la vie. Que comptez-vous faire?»
Valentine baissa la tête; elle était accablée.
«Écoutez, dit Morrel, ce n’est pas la première fois que vous pensez à la situation où nous sommes arrivés: elle est grave, elle est pesante, suprême. Je ne pense pas que ce soit le moment de s’abandonner à une douleur stérile: cela est bon pour ceux qui veulent souffrir à l’aise et boire leurs larmes à loisir. Il y a des gens comme cela, et Dieu sans doute leur tiendra compte au ciel de leur résignation sur la terre; mais quiconque se sent la volonté de lutter ne perd pas un temps précieux et rend immédiatement à la fortune le coup qu’il en a reçu. Est-ce votre volonté de lutter contre la mauvaise fortune, Valentine? Dites, car c’est cela que je viens vous demander.»