Valentine ne l’avait pas vu; ses yeux levés au ciel suivaient un nuage d’argent glissant sur l’azur, et dont la forme était celle d’une ombre qui monte au ciel; son esprit poétique et exalté lui disait que c’était l’âme de sa grand-mère.
Cependant, Morrel avait traversé l’antichambre et trouvé la rampe de l’escalier; des tapis étendus sur les marches assourdissaient son pas; d’ailleurs Morrel en était arrivé à ce point d’exaltation que la présence de M. de Villefort lui-même ne l’eût pas effrayé. Si M. de Villefort se fût présenté à sa vue, sa résolution était prise: il s’approchait de lui et lui avouait tout, en le priant d’excuser et d’approuver cet amour qui l’unissait à sa fille, et sa fille à lui; Morrel était fou.
Par bonheur il ne vit personne.
Ce fut alors surtout que cette connaissance qu’il avait prise par Valentine du plan intérieur de la maison lui servit; il arriva sans accident au haut de l’escalier, et comme, arrivé là, il s’orientait, un sanglot dont il reconnut l’expression lui indiqua le chemin qu’il avait à suivre; il se retourna; une porte entrebâillée laissait arriver à lui le reflet d’une lumière et le son de la voix gémissante. Il poussa cette porte et entra.
Au fond d’une alcôve, sous le drap blanc qui recouvrait sa tête et dessinait sa forme, gisait la morte, plus effrayante encore aux yeux de Morrel depuis la révélation du secret dont le hasard l’avait fait possesseur.
À côté du lit, à genoux, la tête ensevelie dans les coussins d’une large bergère, Valentine, frissonnante et soulevée par les sanglots, étendait au-dessus de sa tête, qu’on ne voyait pas, ses deux mains jointes et raidies.
Elle avait quitté la fenêtre restée ouverte, et priait tout haut avec des accents qui eussent touché le cœur le plus insensible, la parole s’échappait de ses lèvres, rapide, incohérente, inintelligible, tant la douleur serrait sa gorge de ses brûlantes étreintes.
La lune, glissant à travers l’ouverture des persiennes, faisait pâlir la lueur de la bougie, et azurait de ses teintes funèbres ce tableau de désolation.
Morrel ne put résister à ce spectacle; il n’était pas d’une piété exemplaire, il n’était pas facile à impressionner, mais Valentine souffrant, pleurant, se tordant les bras à sa vue, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter en silence. Il poussa un soupir, murmura un nom, et la tête noyée dans les pleurs et marbrée sur le velours du fauteuil, une tête de Madeleine du Corrège, se releva et demeura tournée vers lui.
Valentine le vit et ne témoigna point d’étonnement. Il n’y a plus d’émotions intermédiaires dans un cœur gonflé par un désespoir suprême.
Morrel tendit la main à son amie. Valentine, pour toute excuse de ce qu’elle n’avait point été le trouver, lui montra le cadavre gisant sous le drap funèbre et recommença à sangloter.
Ni l’un ni l’autre n’osait parler dans cette chambre. Chacun hésitait à rompre ce silence que semblait commander la Mort debout dans quelque coin et le doigt sur les lèvres.
Enfin Valentine osa la première.
«Ami, dit-elle, comment êtes-vous ici? Hélas! je vous dirais: soyez le bienvenu, si ce n’était pas la Mort qui vous eût ouvert la porte de cette maison.
– Valentine, dit Morrel d’une voix tremblante et les mains jointes, j’étais là depuis huit heures et demie; je ne vous voyais point venir, l’inquiétude m’a pris, j’ai sauté par-dessus le mur, j’ai pénétré dans le jardin; alors des voix qui s’entretenaient du fatal accident…
– Quelles voix?» dit Valentine.
Morrel frémit, car toute la conversation du docteur et de M. de Villefort lui revint à l’esprit, et, à travers le drap, il croyait voir ces bras tordus, ce cou raidi, ces lèvres violettes.
«Les voix de vos domestiques, dit-il, m’ont tout appris.
– Mais venir jusqu’ici, c’est nous perdre, mon ami dit Valentine, sans effroi et sans colère.
– Pardonnez-moi, répondit Morrel du même ton, je vais me retirer.
– Non, dit Valentine, on vous rencontrerait, restez.
– Mais si l’on venait?»
La jeune fille secoua la tête.
«Personne ne viendra, dit-elle, soyez tranquille, voilà notre sauvegarde.»
Et elle montra la forme du cadavre moulée par le drap.
«Mais qu’est-il arrivé à M. d’Épinay? dites-moi, je vous en supplie, reprit Morrel.
– M. Franz est arrivé pour signer le contrat au moment où ma bonne grand-mère rendait le dernier soupir.
– Hélas! dit Morrel avec un sentiment de joie égoïste, car il songeait en lui-même que cette mort retardait indéfiniment le mariage de Valentine.
– Mais ce qui redouble ma douleur, continua la jeune fille, comme si ce sentiment eût dû recevoir à l’instant même sa punition, c’est que cette pauvre chère aïeule, en mourant, a ordonné qu’on terminât le mariage le plus tôt possible; elle aussi, mon Dieu! en croyant me protéger, elle aussi agissait contre moi.
– Écoutez!» dit Morrel.
Les deux jeunes gens firent silence.
On entendit la porte qui s’ouvrit, et des pas firent craquer le parquet du corridor et les marches de l’escalier.
«C’est mon père qui sort de son cabinet, dit Valentine.
– Et qui reconduit le docteur, ajouta Morrel.
– Comment savez-vous que c’est le docteur? demanda Valentine étonnée.
– Je le présume» dit Morrel.
Valentine regarda le jeune homme.
Cependant, on entendit la porte de la rue se fermer. M. de Villefort alla donner en outre un tour de clef à celle du jardin puis il remonta l’escalier.
Arrivé dans l’antichambre, il s’arrêta un instant, comme s’il hésitait s’il devait entrer chez lui ou dans la chambre de Mme de Saint-Méran. Morrel se jeta derrière une portière. Valentine ne fit pas un mouvement; on eût dit qu’une suprême douleur la plaçait au-dessus des craintes ordinaires.
M. de Villefort rentra chez lui.
«Maintenant, dit Valentine, vous ne pouvez plus sortir ni par la porte du jardin, ni par celle de la rue.»
Morrel regarda la jeune fille avec étonnement.
«Maintenant, dit-elle, il n’y a plus qu’une issue permise et sûre, c’est celle de l’appartement de mon grand-père.»