– Rien de tout cela, monsieur, dit Danglars; je serais impardonnable, car je me suis engagé connaissant tout cela. Non, ne cherchez plus, je suis vraiment honteux de vous faire faire cet examen de conscience; restons-en là, croyez-moi. Prenons le terme moyen du délai, qui n’est ni une rupture, ni un engagement. Rien ne presse, mon Dieu! Ma fille a dix-sept ans, et votre fils vingt et un. Pendant notre halte, le temps marchera, lui; il amènera les événements; les choses qui paraissent obscures la veille sont parfois trop claires le lendemain; parfois ainsi, en un jour, tombent les plus cruelles calomnies.
– Des calomnies, avez-vous dit, monsieur! s’écria Morcerf en devenant livide. On me calomnie, moi!
– Monsieur le comte, ne nous expliquons pas, vous dis-je.
– Ainsi, monsieur, il me faudra subir tranquillement ce refus?
– Pénible surtout pour moi, monsieur. Oui, plus pénible pour moi que pour vous, car je comptais sur l’honneur de votre alliance, et un mariage manqué fait toujours plus de tort à la fiancée qu’au fiancé.
– C’est bien, monsieur, n’en parlons plus», dit Morcerf.
Et froissant ses gants avec rage, il sortit de l’appartement.
Danglars remarqua que, pas une seule fois, Morcerf n’avait osé demander si c’était à cause de lui, Morcerf, que Danglars retirait sa parole.
Le soir il eut une longue conférence avec plusieurs amis, et M. Cavalcanti, qui s’était constamment tenu dans le salon des dames, sortit le dernier de la maison du banquier.
Le lendemain, en se réveillant, Danglars demanda les journaux, on les lui apporta aussitôt: il en écarta trois ou quatre et prit l’Impartial.
C’était celui dont Beauchamp était le rédacteur-gérant.
Il brisa rapidement l’enveloppe, l’ouvrit avec une précipitation nerveuse, passa dédaigneusement sur le Premier Paris, et, arrivant aux faits divers, s’arrêta avec son méchant sourire sur un entrefilet commençant par ces mots: On nous écrit de Janina.
«Bon, dit-il après avoir lu, voici un petit bout d’article sur le colonel Fernand qui, selon toute probabilité, me dispensera de donner des explications à M. le comte de Morcerf.»
Au même moment, c’est-à-dire comme neuf heures du matin sonnaient, Albert de Morcerf, vêtu de noir, boutonné méthodiquement, la démarche agitée et la parole brève, seprésentait à la maison des Champs-Élysées.
«M. le comte vient de sortir il y a une demi-heure à peu près, dit le concierge.
– A-t-il emmené Baptistin? demanda Morcerf.
– Non, monsieur le vicomte.
– Appelez Baptistin, je veux lui parler.»
Le concierge alla chercher le valet de chambre lui-même, et un instant après revint avec lui.
«Mon ami, dit Albert, je vous demande pardon de mon indiscrétion, mais j’ai voulu vous demander à vous-même si votre maître était bien réellement sorti?
– Oui, monsieur, répondit Baptistin.
– Même pour moi?
– Je sais combien mon maître est heureux de recevoir monsieur, et je me garderais bien de confondre monsieur dans une mesure générale.
– Tu as raison, car j’ai à lui parler d’une affaire sérieuse. Crois-tu qu’il tardera à rentrer?
– Non, car il a commandé son déjeuner pour dix heures.
– Bien, je vais faire un tour aux Champs-Élysées, à dix heures je serai ici; si M. le comte rentre avant moi, dis-lui que je le prie d’attendre.
– Je n’y manquerai pas, monsieur peut en être sûr.»
Albert laissa à la porte du comte le cabriolet de place qu’il avait pris et alla se promener à pied.
En passant devant l’allée des Veuves, il crut reconnaître les chevaux du comte qui stationnaient à la porte du tir de Gosset; il s’approcha et, après avoir reconnu les chevaux, reconnut le cocher.
«M. le comte est au tir? demanda Morcerf à celui-ci.
– Oui, monsieur», répondit le cocher.
En effet, plusieurs coups réguliers s’étaient fait entendre depuis que Morcerf était aux environs du tir.
Il entra.
Dans le petit jardin se tenait le garçon.
«Pardon, dit-il, mais monsieur le vicomte voudrait-il attendre un instant?
– Pourquoi cela, Philippe? demanda Albert, qui, étant un habitué, s’étonnait de cet obstacle qu’il ne comprenait pas.
– Parce que la personne qui s’exerce en ce moment prend le tir à elle seule, et ne tire jamais devant quelqu’un.
– Pas même devant vous, Philippe?
– Vous voyez, monsieur, je suis à la porte de ma loge.
– Et qui lui charge ses pistolets?
– Son domestique.
– Un Nubien?
– Un nègre.
– C’est cela.
– Vous connaissez donc ce seigneur?
– Je viens le chercher; c’est mon ami.
– Oh! alors, c’est autre chose. Je vais entrer pour le prévenir.»
Et Philippe, poussé par sa propre curiosité, entra dans la cabane de planches. Une seconde après, Monte-Cristo parut sur le seuil.
«Pardon de vous poursuivre jusqu’ici, mon cher comte, dit Albert; mais je commence par vous dire que ce n’est point la faute de vos gens, et que moi seul suis indiscret. Je me suis présenté chez vous; on m’a dit que vous étiez en promenade, mais que vous rentreriez à dix heures pour déjeuner. Je me suis promené à mon tour en attendant dix heures, et, en me promenant, j’ai aperçu vos chevaux et votre voiture.
– Ce que vous me dites là me donne l’espoir que vous venez me demander à déjeuner.
– Non pas, merci, il ne s’agit pas de déjeuner à cette heure; peut-être déjeunerons-nous plus tard, mais en mauvaise compagnie, pardieu!
– Que diable contez-vous là?
– Mon cher, je me bats aujourd’hui.
– Vous? et pour quoi faire?
– Pour me battre, pardieu!
– Oui, j’entends bien, mais à cause de quoi? On se bat pour toute espèce de choses, vous comprenez bien.
– À cause de l’honneur.
– Ah! ceci, c’est sérieux.
– Si sérieux, que je viens vous prier de me rendre un service.
– Lequel?
– Celui d’être mon témoin.
– Alors cela devient grave; ne parlons de rien ici, et rentrons chez moi. Ali, donne-moi de l’eau.»