– Espère, mon ami, répéta le comte.
– Ah! dit Morrel en retombant de toute la hauteur de son exaltation dans l’abîme de sa tristesse, ah! vous vous jouez de moi: vous faites comme ces bonnes mères, ou plutôt comme ces mères égoïstes qui calment avec des paroles mielleuses la douleur de l’enfant, parce que ses cris les fatiguent.
«Non, mon ami, j’avais tort de vous dire de prendre garde; non, ne craignez rien, j’enterrerai ma douleur avec tant de soin dans le plus profond de ma poitrine, je la rendrai si obscure, si secrète, que vous n’aurez plus même le souci d’y compatir.
«Adieu! mon ami; adieu!
– Au contraire, dit le comte; à partir de cette heure, Maximilien, tu vivras près de moi et avec moi, tu ne me quitteras plus, et dans huit jours nous aurons laissé derrière nous la France.
– Et vous me dites toujours d’espérer?
– Je te dis d’espérer, parce que je sais un moyen de te guérir.
– Comte, vous m’attristez davantage encore s’il est possible. Vous ne voyez, comme résultat du coup qui me frappe, qu’une douleur banale, et vous croyez me consoler par un moyen banal, le voyage.»
Et Morrel secoua la tête avec une dédaigneuse incrédulité.
«Que veux-tu que je te dise? reprit Monte-Cristo.
«J’ai foi dans mes promesses, laisse-moi faire l’expérience.
– Comte, vous prolongez mon agonie, voilà tout.
– Ainsi, dit le comte, faible cœur que tu es, tu n’as pas la force de donner à ton ami quelques jours pour l’épreuve qu’il tente!
«Voyons, sais-tu de quoi le comte de Monte-Cristo est capable?
«Sais-tu qu’il commande à bien des puissances terrestres?
«Sais-tu qu’il a assez de foi en Dieu pour obtenir des miracles de celui qui a dit qu’avec la foi l’homme pouvait soulever une montagne?
«Eh bien, ce miracle que j’espère, attends-le, ou bien…
– Ou bien… répéta Morrel.
– Ou bien, prends-y garde, Morrel, je t’appellerai ingrat.
– Ayez pitié de moi, comte.
– J’ai tellement pitié de toi, Maximilien, écoute-moi, tellement pitié, que si je ne te guéris pas dans un mois, jour pour jour, heure pour heure, retiens bien mes paroles, Morrel, je te placerai moi-même en face de ces pistolets tout chargés et d’une coupe du plus sûr poison d’Italie, d’un poison plus sûr et plus prompt, crois-moi, que celui qui a tué Valentine.
– Vous me le promettez?
– Oui, car je suis homme, car, moi aussi, comme je te l’ai dit, j’ai voulu mourir, et souvent même, depuis que le malheur s’est éloigné de moi, j’ai rêvé les délices de l’éternel sommeil.
– Oh! bien sûr, vous me promettez cela, comte? s’écria Maximilien enivré.
– Je ne te le promets pas, je te le jure, dit Monte-Cristo en étendant la main.
– Dans un mois, sur votre honneur, si je ne suis pas consolé, vous me laissez libre de ma vie, et, quelque chose que j’en fasse, vous ne m’appellerez pas ingrat?
– Dans un mois jour pour jour, Maximilien; dans un mois, heure pour heure, et la date est sacrée, Maximilien; je ne sais pas si tu y as songé, nous sommes aujourd’hui le 5 septembre.
«Il y a aujourd’hui dix ans que j’ai sauvé ton père, qui voulait mourir.»
Morrel saisit les mains du comte et les baisa; le comte le laissa faire, comme s’il comprenait que cette adoration lui était due.
«Dans un mois, continua Monte-Cristo, tu auras, sur la table devant laquelle nous serons assis l’un et l’autre, de bonnes armes et une douce mort; mais, en revanche, tu me promets d’attendre jusque-là et de vivre?
– Oh! à mon tour, s’écria Morrel, je vous le jure!»
Monte-Cristo attira le jeune homme sur son cœur, et l’y retint longtemps.
«Et maintenant, lui dit-il, à partir d’aujourd’hui, tu vas venir demeurer chez moi; tu prendras l’appartement d’Haydée, et ma fille au moins sera remplacée par mon fils.
– Haydée! dit Morrel; qu’est devenue Haydée?
– Elle est partie cette nuit.
– Pour vous quitter?
– Pour m’attendre…
«Tiens-toi donc prêt à venir me rejoindre rue des Champs-Élysées, et fais-moi sortir d’ici sans qu’on me voie.»
Maximilien baissa la tête, et obéit comme un enfant ou comme un apôtre.
CVI. Le partage
Dans cet hôtel de la rue Saint-Germain-des-Prés qu’avait choisi pour sa mère et pour lui Albert de Morcerf, le premier étage, composé d’un petit appartement complet, était loué à un personnage fort mystérieux.
Ce personnage était un homme dont jamais le concierge lui-même n’avait pu voir la figure, soit qu’il entrât ou qu’il sortît; car l’hiver il s’enfonçait le menton dans une de ces cravates rouges comme en ont les cochers de bonne maison qui attendent leurs maîtres à la sortie des spectacles, et l’été il se mouchait toujours précisément au moment où il eût pu être aperçu en passant devant la loge. Il faut dire que, contrairement à tous les usages reçus, cet habitant de l’hôtel n’était épié par personne, et que le bruit qui courait que son incognito cachait un individu très haut placé, et ayant le bras long, avait fait respecter ses mystérieuses apparitions.
Ses visites étaient ordinairement fixes, quoique parfois elles fussent avancées ou retardées; mais presque toujours, hiver ou été, c’était vers quatre heures qu’il prenait possession de son appartement, dans lequel il ne passait jamais la nuit.
À trois heures et demie, l’hiver, le feu était allumé par la servante discrète qui avait l’intendance du petit appartement; à trois heures et demie, l’été, des glaces étaient montées par la même servante.
À quatre heures, comme nous l’avons dit, le personnage mystérieux arrivait.
Vingt minutes après lui, une voiture s’arrêtait devant l’hôtel; une femme vêtue de noir ou de bleu foncé, mais toujours enveloppée d’un grand voile, en descendait, passait comme une ombre devant la loge, montait l’escalier sans que l’on entendît craquer une seule marche sous son pied léger.
Jamais il ne lui était arrivé qu’on lui demandât où elle allait.
Son visage, comme celui de l’inconnu, était donc parfaitement étranger aux deux gardiens de la porte, ces concierges modèles, les seuls peut-être, dans l’immense confrérie des portiers de la capitale, capables d’une pareille discrétion.
Il va sans dire qu’elle ne montait pas plus haut que le premier. Elle grattait à une porte d’une façon particulière; la porte s’ouvrait, puis se refermait hermétiquement, et tout était dit.
Pour quitter l’hôtel, même manœuvre que pour y entrer.
L’inconnue sortait la première, toujours voilée, et remontait dans sa voiture, qui tantôt disparaissait par un bout de la rue, tantôt par l’autre; puis, vingt minutes après, l’inconnu sortait à son tour, enfoncé dans sa cravate ou caché par son mouchoir, et disparaissait également.
Le lendemain du jour où le comte de Monte-Cristo avait été rendre visite à Danglars, jour de l’enterrement de Valentine, l’habitant mystérieux entra vers dix heures du matin, au lieu d’entrer, comme d’habitude, vers quatre heures de l’après-midi.
Presque aussitôt, et sans garder l’intervalle ordinaire, une voiture de place arriva, et la dame voilée monta rapidement l’escalier.
La porte s’ouvrit et se referma.
Mais, avant même que la porte fût refermée, la dame s’était écriée:
«Ô Lucien! ô mon ami!»
De sorte que le concierge, qui, sans le vouloir, avait entendu cette exclamation, sut alors pour la première fois que son locataire s’appelait Lucien; mais comme c’était un portier modèle, il se promit de ne pas même le dire à sa femme.
«Eh bien, qu’y a-t-il, chère amie? demanda celui dont le trouble ou l’empressement de la dame voilée avait révélé le nom; parlez, dites.