Un navire partait pour Alger; les colis, les passagers entassés sur le pont, la foule des parents, des amis qui disaient adieu, qui criaient et pleuraient, spectacle toujours émouvant, même pour ceux qui assistent tous les jours à ce spectacle, ce mouvement ne put distraire Maximilien d’une idée qui l’avait saisi du moment où il avait posé le pied sur les larges dalles du quai.
«Tenez, dit-il, prenant le bras de Monte-Cristo, voici l’endroit où s’arrêta mon père quand Le Pharaon entra dans le port; ici le brave homme que vous sauviez de la mort et du déshonneur se jeta dans mes bras; je sens encore l’impression de ses larmes sur mon visage, et il ne pleurait pas seul, bien des gens aussi pleuraient en nous voyant.
Monte-Cristo sourit.
«J’étais là», dit-il en montrant à Morrel l’angle d’une rue.
Comme il disait cela, et dans la direction qu’indiquait le comte, on entendit un gémissement douloureux, et l’on vit une femme qui faisait signe à un passager du navire en partance. Cette femme était voilée, Monte-Cristo la suivit des yeux avec une émotion que Morrel eût facilement remarquée, si, tout au contraire du comte, ses yeux à lui n’eussent été fixés sur le bâtiment.
«Oh! mon Dieu! s’écria Morrel, je ne me trompe pas! ce jeune homme qui salue avec son chapeau, ce jeune homme en uniforme, c’est Albert de Morcerf!
– Oui, dit Monte-Cristo, je l’avais reconnu.
– Comment cela? vous regardiez du côté opposé.»
Le comte sourit, comme il faisait quand il ne voulait pas répondre.
Et ses yeux se reportèrent sur la femme voilée, qui disparut au coin de la rue.
Alors il se retourna.
«Cher ami, dit-il à Maximilien, n’avez-vous point quelque chose à faire dans ce pays?
– J’ai à pleurer sur la tombe de mon père, répondit sourdement Morrel.
– C’est bien, allez et attendez-moi là-bas; je vous y rejoindrai.
– Vous me quittez?
– Oui… moi aussi, j’ai une pieuse visite à faire.»
Morrel laissa tomber sa main dans la main que lui tendait le comte; puis, avec un mouvement de tête dont il serait impossible d’exprimer la mélancolie, il quitta le comte et se dirigea vers l’est de la ville.
Monte-Cristo laissa s’éloigner Maximilien, demeurant au même endroit jusqu’à ce qu’il eût disparu, puis alors il s’achemina vers les Allées de Meilhan, afin de retrouver la petite maison que les commencements de cette histoire ont dû rendre familière à nos lecteurs.
Cette maison s’élevait encore à l’ombre de la grande allée de tilleuls qui sert de promenade aux Marseillais oisifs, tapissée de vastes rideaux de vigne qui croisaient, sur la pierre jaunie par l’ardent soleil du Midi, leurs bras noircis et déchiquetés par l’âge. Deux marches de pierre, usées par le frottement des pieds, conduisaient à la porte d’entrée, porte faite de trois planches qui jamais, malgré leurs réparations annuelles, n’avaient connu le mastic et la peinture, attendant patiemment que l’humidité revînt pour les approcher.
Cette maison, toute charmante malgré sa vétusté, toute joyeuse malgré son apparente misère, était bien la même qu’habitait autrefois le père Dantès. Seulement le vieillard habitait la mansarde, et le comte avait mis la maison tout entière à la disposition de Mercédès.
Ce fut là qu’entra cette femme au long voile que Monte-Cristo avait vue s’éloigner du navire en partance, elle en fermait la porte au moment même où il apparaissait à l’angle d’une rue, de sorte qu’il la vit disparaître presque aussitôt qu’il la retrouva.
Pour lui, les marches usées étaient d’anciennes connaissances; il savait mieux que personne ouvrir cette vieille porte, dont un clou à large tête soulevait le loquet intérieur.
Aussi entra-t-il sans frapper, sans prévenir, comme un ami, comme un hôte.
Au bout d’une allée pavée de briques s’ouvrait, riche de chaleur, de soleil et de lumière, un petit jardin, le même où, à la place indiquée, Mercédès avait trouvé la somme dont la délicatesse du comte avait fait remonter le dépôt à vingt-quatre ans; du seuil de la porte de la rue on apercevait les premiers arbres de ce jardin.
Arrivé sur le seuil, Monte-Cristo entendit un soupir qui ressemblait à un sanglot: ce soupir guida son regard, et sous un berceau de jasmin de Virginie au feuillage épais et aux longues fleurs de pourpre, il aperçut Mercédès assise, inclinée et pleurant.
Elle avait relevé son voile, et seule à la face du ciel, le visage caché par ses deux mains, elle donnait librement l’essor à ses soupirs et à ses sanglots, si longtemps contenus par la présence de son fils.
Monte-Cristo fit quelques pas en avant; le sable cria sous ses pieds.
Mercédès releva la tête et poussa un cri d’effroi en voyant un homme devant elle.
«Madame, dit le comte, il n’est plus en mon pouvoir de vous apporter le bonheur, mais je vous offre la consolation: daignerez-vous l’accepter comme vous venant d’un ami?
– Je suis, en effet, bien malheureuse, répondit Mercédès: seule au monde… Je n’avais que mon fils, et il m’a quittée.
– Il a bien fait, madame, répliqua le comte, c’est un noble cœur. Il a compris que tout homme doit un tribut à la patrie: les uns leurs talents, les autres leur industrie; ceux-ci leurs veilles, ceux-là leur sang. En restant avec vous, il eût usé près de vous sa vie devenue inutile, il n’aurait pu s’accoutumer à vos douleurs. Il serait devenu haineux par impuissance: il deviendra grand et fort en luttant contre son adversité qu’il changera en fortune. Laissez-le reconstituer votre avenir à tous deux, madame; j’ose vous promettre qu’il est en de sûres mains.
– Oh! dit la pauvre femme en secouant tristement la tête, cette fortune dont vous parlez, et que du fond de mon âme je prie Dieu de lui accorder, je n’en jouirai pas, moi. Tant de choses se sont brisées en moi et autour de moi, que je me sens près de ma tombe. Vous avez bien fait, monsieur le comte, de me rapprocher de l’endroit où j’ai été si heureuse: c’est là où l’on a été heureux que l’on doit mourir.
– Hélas! dit Monte-Cristo, toutes vos paroles, madame, tombent amères et brûlantes sur mon cœur, d’autant plus amères et plus brûlantes que vous avez raison de me haïr; c’est moi qui ai causé tous vos maux: que ne me plaignez-vous au lieu de m’accuser? vous me rendriez bien plus malheureux encore…
– Vous haïr, vous accuser, vous, Edmond… Haïr, accuser l’homme qui a sauvé la vie de mon fils, car c’était votre intention fatale et sanglante, n’est-ce pas, de tuer à M. de Morcerf ce fils dont il était fier? Oh! regardez-moi, et vous verrez s’il y a en moi l’apparence d’un reproche.»
Le comte souleva son regard et l’arrêta sur Mercédès qui, à moitié debout, étendait ses deux mains vers lui.
«Oh! regardez-moi, continua-t-elle avec un sentiment de profonde mélancolie; on peut supporter l’éclat de mes yeux aujourd’hui, ce n’est plus le temps où je venais sourire à Edmond Dantès, qui m’attendait là-haut, à la fenêtre de cette mansarde qu’habitait son vieux père… Depuis ce temps, bien des jours douloureux se sont écoulés, qui ont creusé comme un abîme entre moi et ce temps. Vous accuser, Edmond, vous haïr, mon ami! non, c’est moi que j’accuse et que je hais! Oh! misérable que je suis! s’écria-t-elle en joignant les mains et en levant les yeux au ciel. Ai-je été punie!… J’avais la religion, l’innocence, l’amour, ces trois bonheurs qui font les anges, et, misérable que je suis, j’ai douté de Dieu!»
Monte-Cristo fit un pas vers elle et silencieusement lui tendit la main.
«Non, dit-elle en retirant doucement la sienne, non, mon ami, ne me touchez pas. Vous m’avez épargnée, et cependant de tous ceux que vous avez frappés, j’étais la plus coupable. Tous les autres ont agi par haine, par cupidité, par égoïsme; moi, j’ai agi par lâcheté. Eux désiraient, moi, j’ai eu peur. Non, ne me pressez pas ma main. Edmond, vous méditez quelque parole affectueuse, je le sens, ne la dites pas: gardez-la pour une autre, je n’en suis plus digne, moi. Voyez… (elle découvrit tout à fait son visage), voyez, le malheur a fait mes cheveux gris; mes yeux ont tant versé de larmes qu’ils sont cerclés de veines violettes; mon front se ride. Vous, au contraire, Edmond, vous êtes toujours jeune, toujours beau, toujours fier. C’est que vous avez eu la foi, vous; c’est que vous avez eu la force; c’est que vous vous êtes reposé en Dieu, et que Dieu vous a soutenu. Moi, j’ai été lâche, moi, j’ai renié; Dieu m’a abandonnée, et me voilà.»