– Justement, monsieur.
– Un des agents préposés à la sûreté de Paris?
– Oui, monsieur», répondit l’étranger avec une espèce d’hésitation, et surtout un peu de rougeur.
L’abbé rajusta les grandes lunettes qui lui couvraient non seulement les yeux, mais encore les tempes, et, se rasseyant, fit signe au visiteur de s’asseoir à son tour.
«Je vous écoute, monsieur, dit l’abbé avec un accent italien des plus prononcés.
– La mission dont je me suis chargé, monsieur, reprit le visiteur en pesant chacune de ses paroles comme si elles avaient peine à sortir, est une mission de confiance pour celui qui la remplit et pour celui près duquel on la remplit.
L’abbé s’inclina.
«Oui, reprit l’étranger, votre probité, monsieur l’abbé, est si connue de M. le préfet de Police, qu’il veut savoir de vous, comme magistrat, une chose qui intéresse cette sûreté publique au nom de laquelle je vous suis député. Nous espérons donc, monsieur l’abbé, qu’il n’y aura ni liens d’amitié ni considération humaine qui puissent vous engager à déguiser la vérité à la justice.
– Pourvu, monsieur, que les choses qu’il vous importe de savoir ne touchent en rien aux scrupules de ma conscience. Je suis prêtre, monsieur, et les secrets de la confession, par exemple, doivent rester entre moi et la justice de Dieu, et non entre moi et la justice humaine.
– Oh! soyez tranquille, monsieur l’abbé, dit l’étranger, dans tous les cas nous mettrons votre conscience à couvert.»
À ces mots l’abbé, en pesant de son côté sur l’abat jour, leva ce même abat-jour du côté opposé, de sorte que, tout en éclairant en plein le visage de l’étranger, le sien restait toujours dans l’ombre.
«Pardon, monsieur l’abbé, dit l’envoyé de M. le préfet de Police, mais cette lumière me fatigue horriblement la vue.»
L’abbé baissa le carton vert.
«Maintenant, monsieur, je vous écoute, parlez.
– J’arrive au fait. Vous connaissez M. le comte de Monte-Cristo?
– Vous voulez parler de M. Zaccone, je présume?
– Zaccone!… Ne s’appelle-t-il donc pas Monte-Cristo!
– Monte-Cristo est un nom de terre, ou plutôt un nom de rocher, et non pas un nom de famille.
– Eh bien, soit; ne discutons pas sur les mots, et puisque M. de Monte-Cristo et M. Zaccone c’est le même homme…
– Absolument le même.
– Parlons de M. Zaccone.
– Soit.
– Je vous demandais si vous le connaissiez?
– Beaucoup.
– Qu’est-il?
– C’est le fils d’un riche armateur de Malte.
– Oui, je le sais bien, c’est ce qu’on dit; mais, comme vous le comprenez, la police ne peut pas se contenter d’un on-dit.
– Cependant, reprit l’abbé avec un sourire tout affable, quand cet on-dit est la vérité, il faut bien que tout le monde s’en contente, et que la police fasse comme tout le monde.
– Mais vous êtes sûr de ce que vous dites?
– Comment! si j’en suis sûr!
– Remarquez, monsieur, que je ne suspecte en aucune façon votre bonne foi. Je vous dis: Êtes-vous sûr?
– Écoutez, j’ai connu M. Zaccone le père.
– Ah! ah!
– Oui, et tout enfant j’ai joué dix fois avec son fils dans leurs chantiers de construction.
– Mais cependant ce titre de comte?
– Vous savez, cela s’achète.
– En Italie?
– Partout.
– Mais ces richesses qui sont immenses à ce qu’on dit toujours…
– Oh! quant à cela, répondit l’abbé, immenses c’est le mot.
– Combien croyez-vous qu’il possède, vous qui le connaissez?
– Oh! il a bien cent cinquante à deux cent mille livres de rente.
– Ah! voilà qui est raisonnable, dit le visiteur, mais on parle de trois, de quatre millions!
– Deux cent mille livres de rente, monsieur, font juste quatre millions de capital.
– Mais on parlait de trois à quatre millions de rente!
– Oh! cela n’est pas croyable.
– Et vous connaissez son île de Monte-Cristo?
– Certainement; tout homme qui est venu de Palerme, de Naples ou de Rome en France, par mer, la connaît, puisqu’il est passé à côté d’elle et l’a vue en passant.
– C’est un séjour enchanteur, à ce que l’on assure.
– C’est un rocher.
– Et pourquoi donc le comte a-t-il acheté un rocher?
– Justement pour être comte. En Italie, pour être comte, on a encore besoin d’un comté.
– Vous avez sans doute entendu parler des aventures de jeunesse de M. Zaccone.
– Le père?
– Non, le fils.
– Ah! voici où commencent mes incertitudes, car voici où j’ai perdu mon jeune camarade de vue.
– Il a fait la guerre?
– Je crois qu’il a servi.
– Dans quelle arme?
– Dans la marine.
– Voyons, vous n’êtes pas son confesseur?
– Non, monsieur; je le crois luthérien.
– Comment, luthérien?
– Je dis que je crois; je n’affirme pas. D’ailleurs, je croyais la liberté des cultes établie en France.
– Sans doute, aussi n’est-ce point de ses croyances que nous nous occupons en ce moment, c’est de ses actions; au nom de M. le préfet de Police, je vous somme de dire ce que vous savez.
– Il passe pour un homme fort charitable. Notre saint-père le pape l’a fait chevalier du Christ, faveur qu’il n’accorde guère qu’aux princes, pour les services éminents qu’il a rendus aux chrétiens d’Orient; il a cinq ou six grands cordons conquis par des services rendus ainsi aux princes ou aux États.
– Et il les porte?
– Non, mais il en est fier, il dit qu’il aime mieux les récompenses accordées aux bienfaiteurs de l’humanité que celles accordées aux destructeurs des hommes.
– C’est donc un quaker que cet homme-là?
– Justement, c’est un quaker, moins le grand chapeau et l’habit marron, bien entendu.
– Lui connaît-on des amis?
– Oui, car il a pour amis tous ceux qui le connaissent.
– Mais enfin, il a bien quelque ennemi?
– Un seul.
– Comment le nommez-vous?
– Lord Wilmore.
– Où est-il?
– À Paris dans ce moment même.
– Et il peut me donner des renseignements?
– Précieux. Il était dans l’Inde en même temps que moi.
– Savez-vous où il demeure?
– Quelque part dans la Chaussée-d’Antin; mais j’ignore la rue et le numéro.
– Vous êtes mal avec cet Anglais?
– J’aime Zaccone et lui le déteste; nous sommes en froid à cause de cela.
– Monsieur l’abbé, pensez-vous que le comte de Monte-Cristo soit jamais venu en France avant le voyage qu’il vient de faire à Paris?
– Ah! pour cela, je puis vous répondre pertinemment. Non, monsieur, il n’y est jamais venu, puisqu’il s’est adressé à moi, il y a six mois, pour avoir les renseignements qu’il désirait. De mon côté, comme j’ignorais à quelle époque je serais moi-même de retour à Paris, je lui ai adressé M. Cavalcanti.
– Andrea?
– Non; Bartolomeo, le père.
– Très bien, monsieur; je n’ai plus à vous demander qu’une chose, et je vous somme, au nom de l’honneur, de l’humanité et de la religion, de me répondre sans détour.
– Dites, monsieur.
– Savez-vous dans quel but M. le comte de Monte-Cristo a acheté une maison à Auteuil?
– Certainement, car il me l’a dit.
– Dans quel but, monsieur?
– Dans celui d’en faire un hospice d’aliénés dans le style de celui fondé par le baron de Pisani, à Palerme. Connaissez-vous cet hospice?
– De réputation, oui, monsieur.
– C’est une institution magnifique.»
Et là-dessus, l’abbé salua l’étranger en homme qui désire faire comprendre qu’il ne serait pas fâché de se remettre au travail interrompu. Le visiteur, soit qu’il comprît le désir de l’abbé, soit qu’il fût au bout de ses questions, se leva à son tour.