Les deux Cavalcanti ouvraient des yeux énormes mais ils avaient le bon esprit de ne pas dire un mot.
«Tout cela est fort aimable, dit Château-Renaud; cependant ce que j’admire le plus, je l’avoue, c’est l’admirable promptitude avec laquelle vous êtes servi. N’est-il pas vrai, monsieur le comte, que vous n’avez acheté cette maison qu’il y a cinq ou six jours?
– Ma foi, tout au plus, dit Monte-Cristo.
– Eh bien, je suis sûr qu’en huit jours elle a subi une transformation complète; car, si je ne me trompe, elle avait une autre entrée que celle-ci, et la cour était pavée et vide, tandis qu’aujourd’hui la cour est un magnifique gazon bordé d’arbres qui paraissent avoir cent ans.
– Que voulez-vous? j’aime la verdure et l’ombre, dit Monte-Cristo.
– En effet, dit Mme de Villefort, autrefois on entrait par une porte donnant sur la route, et le jour de ma miraculeuse délivrance, c’est par la route, je me rappelle, que vous m’avez fait entrer dans la maison.
– Oui, madame, dit Monte-Cristo; mais depuis j’ai préféré une entrée qui me permît de voir le bois de Boulogne à travers ma grille.
– En quatre jours, dit Morrel, c’est un prodige!
– En effet, dit Château-Renaud, d’une vieille maison en faire une neuve, c’est chose miraculeuse; car elle était fort vieille, la maison, et même fort triste. Je me rappelle avoir été chargé par ma mère de la visiter, quand M. de Saint-Méran l’a mise en vente, il y a deux ou trois ans.
– M. de Saint-Méran? dit Mme de Villefort, mais cette maison appartenait donc à M. de Saint-Méran avant que vous l’achetiez?
– Il paraît que oui, répondit Monte-Cristo.
– Comment, il paraît! vous ne savez pas à qui vous avez acheté cette maison?
– Ma foi non, c’est mon intendant qui s’occupe de tous ces détails.
– Il est vrai qu’il y a au moins dix ans qu’elle n’avait été habitée, dit Château-Renaud, et c’était une grande tristesse que de la voir avec ses persiennes fermées, ses portes closes et ses herbes dans la cour. En vérité, si elle n’eût point appartenu au beau-père d’un procureur du roi, on eût pu la prendre pour une de ces maisons maudites où quelque grand crime a été commis.»
Villefort qui jusque-là n’avait point touché aux trois ou quatre verres de vins extraordinaires placés devant lui en prit un au hasard et le vida d’un seul trait.
Monte-Cristo laissa s’écouler un instant; puis, au milieu du silence qui avait suivi les paroles de Château-Renaud:
«C’est bizarre, dit-il, monsieur le baron, mais la même pensée m’est venue la première fois que j’y entrai; et cette maison me parut si lugubre, que jamais je ne l’eusse achetée si mon intendant n’eût fait la chose pour moi. Probablement que le drôle avait reçu quelque pourboire du tabellion.
– C’est probable, balbutia Villefort en essayant de sourire; mais croyez que je ne suis pour rien dans cette corruption. M. de Saint-Méran a voulu que cette maison, qui fait partie de la dot de sa petite-fille, fût vendue, parce qu’en restant trois ou quatre ans inhabitée encore, elle fût tombée en ruine.»
Ce fut Morrel qui pâlit à son tour.
«Il y avait surtout, continua Monte-Cristo, une chambre, ah! mon Dieu! bien simple en apparence une chambre comme toutes les chambres, tendue de damas rouge, qui m’a paru, je ne sais pourquoi, dramatique au possible.
– Pourquoi cela? demanda Debray, pourquoi dramatique?
– Est-ce que l’on se rend compte des choses instinctives? dit Monte-Cristo; est-ce qu’il n’y a pas des endroits où il semble qu’on respire naturellement la tristesse? pourquoi? on n’en sait rien; par un enchaînement de souvenirs, par un caprice de la pensée qui nous reporte à d’autres temps, à d’autres lieux, qui n’ont peut-être aucun rapport avec les temps et les lieux où nous nous trouvons; tant il y a que cette chambre me rappelait admirablement la chambre de la marquise de Ganges ou celle de Desdemona. Eh! ma foi, tenez, puisque nous avons fini de dîner, il faut que je vous la montre, puis nous redescendrons prendre le café au jardin; après le dîner, le spectacle.»
Monte-Cristo fit un signe pour interroger ses convives, Mme de Villefort se leva, Monte-Cristo en fit autant, tout le monde imita leur exemple.
Villefort et Mme Danglars demeurèrent un instant comme cloués à leur place; ils s’interrogeaient des yeux, froids, muets et glacés.
«Avez-vous entendu? dit Mme Danglars.
– Il faut y aller», répondit Villefort en se levant et en lui offrant le bras.
Tout le monde était déjà épars dans la maison, poussé par la curiosité, car on pensait bien que la visite ne se bornerait pas à cette chambre, et qu’en même temps on parcourrait le reste de cette masure dont Monte-Cristo avait fait un palais. Chacun s’élança donc par les portes ouvertes. Monte-Cristo attendit les deux retardataires; puis, quand ils furent passés à leur tour, il ferma la marche avec un sourire qui, s’ils eussent pu le comprendre, eût épouvanté les convives bien autrement que cette chambre dans laquelle on allait entrer.
On commença en effet par parcourir les appartements, les chambres meublées à l’orientale avec des divans et des coussins pour tout lit, des pipes et des armes pour tous meubles; les salons tapissés des plus beaux tableaux des vieux maîtres; des boudoirs en étoffes de Chine, aux couleurs capricieuses, aux dessins fantastiques, aux tissus merveilleux; puis enfin on arriva dans la fameuse chambre.
Elle n’avait rien de particulier, si ce n’est que, quoique le jour tombât, elle n’était point éclairée et qu’elle était dans la vétusté, quand toutes les autres chambres avaient revêtu une parure neuve.
Ces deux causes suffisaient, en effet, pour lui donner une teinte lugubre.
«Hou! s’écria Mme de Villefort, c’est effrayant, en effet.»
Mme Danglars essaya de balbutier quelques mots qu’on n’entendit pas.
Plusieurs observations se croisèrent, dont le résultat fut qu’en effet la chambre de damas rouge avait un aspect sinistre.
«N’est-ce pas? dit Monte-Cristo. Voyez donc comme ce lit est bizarrement placé, quelle sombre et sanglante tenture! et ces deux portraits au pastel, que l’humidité a fait pâlir, ne semblent-ils pas dire, avec leurs lèvres blêmes et leurs yeux effarés: J’ai vu!»
Villefort devint livide, Mme Danglars tomba sur une chaise longue placée près de la cheminée.
«Oh! dit Mme de Villefort en souriant, avez-vous bien le courage de vous asseoir sur cette chaise où peut-être le crime a été commis!»
Mme Danglars se leva vivement.
«Et puis, dit Monte-Cristo, ce n’est pas tout.
– Qu’y a-t-il donc encore? demanda Debray, à qui l’émotion de Mme Danglars n’échappait point.
– Ah! oui, qu’y a-t-il encore? demanda Danglars, car jusqu’à présent j’avoue que je n’y vois pas grand-chose, et vous, monsieur Cavalcanti?
– Ah! dit celui-ci, nous avons à Pise la tour d’Ugolin, à Ferrare la prison du Tasse, et à Rimini la chambre de Franscesca et de Paolo.
– Oui; mais vous n’avez pas ce petit escalier, dit Monte-Cristo en ouvrant une porte perdue dans la tenture; regardez-le-moi, et dites ce que vous en pensez.
– Quelle sinistre cambrure d’escalier! dit Château-Renaud en riant.
– Le fait est, dit Debray, que je ne sais si c’est le vin de Chio qui porte à la mélancolie, mais certainement je vois cette maison tout en noir.»
Quant à Morrel, depuis qu’il avait été question de la dot de Valentine, il était demeuré triste et n’avait pas prononcé un mot.
«Vous figurez-vous, dit Monte-Cristo, un Othello ou un abbé de Ganges quelconque, descendant pas à pas, par une nuit sombre et orageuse, cet escalier avec quelque lugubre fardeau qu’il a hâte de dérober à la vue des hommes, sinon au regard de Dieu!»
Mme Danglars s’évanouit à moitié au bras de Villefort, qui fut lui-même obligé de s’adosser à la muraille.