La montre de Danglars, chef-d’œuvre de Bréguet, qu’il avait remontée avec soin la veille avant de se mettre en route, sonna cinq heures et demie du matin. Sans elle, Danglars fût resté complètement incertain sur l’heure, le jour ne pénétrant pas dans sa cellule.
Fallait-il provoquer une explication des bandits? fallait-il attendre patiemment qu’ils la demandassent? La dernière alternative était la plus prudente: Danglars attendit.
Il attendit jusqu’à midi.
Pendant tout ce temps, une sentinelle avait veillé à sa porte. À huit heures du matin, la sentinelle avait été relevée.
Il avait alors pris à Danglars l’envie de voir par qui il était gardé.
Il avait remarqué que des rayons de lumière, non pas de jour, mais de lampe, filtraient à travers les ais de la porte mal jointe, il s’approcha d’une de ces ouvertures au moment juste où le bandit buvait quelques gorgées d’eau-de-vie, lesquelles, grâce à l’outre de peau qui les contenait, répandaient une odeur qui répugna fort à Danglars.
«Pouah!» fit-il en reculant jusqu’au fond de sa cellule.
À midi, l’homme à l’eau-de-vie fut remplacé par un autre factionnaire. Danglars eut la curiosité de voir son nouveau gardien; il s’approcha de nouveau de la jointure.
Celui-là était un athlétique bandit, un Goliath aux gros yeux, aux lèvres épaisses, au nez écrasé; sa chevelure rousse pendait sur ses épaules en mèches tordues comme des couleuvres.
«Oh! oh! dit Danglars, celui ici ressemble plus à un ogre qu’à une créature humaine; en tout cas, je suis vieux et assez coriace; gros blanc pas bon à manger.»
Comme on voit, Danglars avait encore l’esprit assez présent pour plaisanter.
Au même instant, comme pour lui donner la preuve qu’il n’était pas un ogre, son gardien s’assit en face de la porte de sa cellule, tira de son bissac du pain noir, des oignons et du fromage, qu’il se mit incontinent à dévorer.
«Le diable m’emporte, dit Danglars en jetant à travers les fentes de sa porte un coup d’œil sur le dîner du bandit: le diable m’emporte si je comprends comment on peut manger de pareilles ordures.»
Et il alla s’asseoir sur ses peaux de bouc, qui lui rappelaient l’odeur de l’eau-de-vie de la première sentinelle.
Mais Danglars avait beau faire, et les secrets de la nature sont incompréhensibles, il y a bien de l’éloquence dans certaines invitations matérielles qu’adressent les plus grossières substances aux estomacs à jeun.
Danglars sentit soudain que le sien n’avait pas de fonds en ce moment: il vit l’homme moins laid, le pain moins noir, le fromage plus frais.
Enfin, ces oignons crus, affreuse alimentation du sauvage, lui rappelèrent certaines sauces Robert et certains mirotons que son cuisinier exécutait d’une façon supérieure, lorsque Danglars lui disait: «Monsieur Deniseau, faites-moi, pour aujourd’hui, un bon petit plat canaille.»
Il se leva et alla frapper à la porte.
Le bandit leva la tête.
Danglars vit qu’il était entendu, et redoubla.
«Che cosa? demanda le bandit.
– Dites donc! dites donc! l’ami, fit Danglars en tambourinant avec ses doigts contre sa porte, il me semble qu’il serait temps que l’on songeât à me nourrir aussi, moi!»
Mais soit qu’il ne comprît pas, soit qu’il n’eût pas d’ordres à l’endroit de la nourriture de Danglars, le géant se remit à son dîner.
Danglars sentit sa fierté humiliée, et, ne voulant pas davantage se commettre avec cette brute, il se recoucha sur ses peaux de bouc et ne souffla plus le mot.
Quatre heures s’écoulèrent; le géant fut remplacé par un autre bandit. Danglars, qui éprouvait d’affreux tiraillements d’estomac, se leva doucement, appliqua derechef son oreille aux fentes de la porte, et reconnut la figure intelligente de son guide.
C’était en effet Peppino qui se préparait à monter la garde la plus douce possible en s’asseyant en face de la porte, et en posant entre ses deux jambes une casserole de terre, laquelle contenait, chauds et parfumés des pois chiches fricassés au lard.
Près de ces pois chiches, Peppino posa encore un joli petit panier de raisin de Velletri et un fiasco de vin d’Orvietto.
Décidément Peppino était un gourmet.
En voyant ces préparatifs gastronomiques, l’eau vint à la bouche de Danglars.
«Ah! ah! dit le prisonnier, voyons un peu si celui-ci sera plus traitable que l’autre.»
Et il frappa gentiment à sa porte.
«On y va, dit le bandit, qui, en fréquentant la maison de maître Pastrini, avait fini par apprendre le français jusque dans ses idiotismes.»
En effet il vint ouvrir.
Danglars le reconnut pour celui qui lui avait crié d’une si furieuse manière: «Rentrez la tête.» Mais ce n’était pas l’heure des récriminations. Il prit au contraire sa figure la plus agréable, et avec un sourire gracieux:
«Pardon, monsieur, dit-il, mais est-ce que l’on ne me donnera pas à dîner, à moi aussi?
– Comment donc! s’écria Peppino, Votre Excellence aurait-elle faim, par hasard?
– Par hasard est charmant, murmura Danglars; il y a juste vingt-quatre heures que je n’ai mangé.
«Mais oui, monsieur, ajouta-t-il en haussant la voix, j’ai faim, et même assez faim.
– Et Votre Excellence veut manger?
– À l’instant même, si c’est possible.
– Rien de plus aisé, dit Peppino; ici l’on se procure tout ce que l’on désire, en payant, bien entendu comme cela se fait chez tous les honnêtes chrétiens.
– Cela va sans dire! s’écria Danglars, quoique en vérité les gens qui vous arrêtent et qui vous emprisonnent devraient au moins nourrir leurs prisonniers.
– Ah! Excellence, reprit Peppino, ce n’est pas l’usage.
– C’est une assez mauvaise raison, reprit Danglars, qui comptait amadouer son gardien par son amabilité, et cependant je m’en contente. Voyons, qu’on me serve à manger.
– À l’instant même, Excellence; que désirez-vous?»
Et Peppino posa son écuelle à terre, de telle façon que la fumée en monta directement aux narines de Danglars.
«Commandez, dit-il.
– Vous avez donc des cuisines ici? demanda le banquier.
– Comment! si nous avons des cuisines? des cuisines parfaites!
– Et des cuisiniers?
– Excellents!
– Eh bien, un poulet, un poisson, du gibier, n’importe quoi, pourvu que je mange.