Le comte sentit sa poitrine s’élargir et son cœur se dilater; il ouvrit ses bras, Haydée s’y élança en jetant un cri.
«Oh! oui, je t’aime! dit-elle, je t’aime comme on aime son père, son frère, son mari! Je t’aime comme on aime sa vie, comme on aime son Dieu, car tu es pour moi le plus beau, le meilleur et le plus grand des êtres créés!
– Qu’il soit donc fait ainsi que tu le veux, mon ange chéri! dit le comte; Dieu, qui m’a suscité contre mes ennemis et qui m’a fait vainqueur, Dieu je le vois bien, ne veut pas mettre ce repentir au bout de ma victoire; je voulais me punir, Dieu veut me pardonner. Aime-moi donc, Haydée! Qui sait? ton amour me fera peut-être oublier ce qu’il faut que j’oublie.
– Mais que dis-tu donc là, mon seigneur? demanda la jeune fille.
– Je dis qu’un mot de toi, Haydée, m’a plus éclairé que vingt ans de ma lente sagesse; je n’ai plus que toi au monde, Haydée; par toi je me rattache à la vie, par toi je puis souffrir, par toi je puis être heureux.
– L’entends-tu, Valentine? s’écria Haydée; il dit que par moi il peut souffrir! par moi, qui donnerais ma vie pour lui!»
Le comte se recueillit un instant.
«Ai-je entrevu la vérité? dit-il, ô mon Dieu! n’importe! récompense ou châtiment, j’accepte cette destinée. Viens, Haydée, viens…»
Et jetant son bras autour de la taille de la jeune fille, il serra la main de Valentine et disparut.
Une heure à peu près s’écoula, pendant laquelle haletante, sans voix, les yeux fixes, Valentine demeura près de Morrel. Enfin elle sentit son cœur battre, un souffle imperceptible ouvrit ses lèvres, et ce léger frissonnement qui annonce le retour de la vie courut par tout le corps du jeune homme.
Enfin ses yeux se rouvrirent, mais fixes et comme insensés d’abord; puis la vue lui revint, précise, réelle; avec la vue le sentiment, avec le sentiment la douleur.
«Oh! s’écria-t-il avec l’accent du désespoir, je vis encore! le comte m’a trompé!»
Et sa main s’étendit vers la table, et saisit un couteau.
«Ami, dit Valentine avec son adorable sourire, réveille-toi donc et regarde de mon côté.»
Morrel poussa un grand cri, et délirant, plein de doute, ébloui comme par une vision céleste, il tomba sur ses deux genoux…
Le lendemain, aux premiers rayons du jour, Morrel et Valentine se promenaient au bras l’un de l’autre sur le rivage, Valentine racontant à Morrel comment Monte-Cristo était apparu dans sa chambre, comment il lui avait tout dévoilé, comment il lui avait fait toucher le crime du doigt, et enfin comment il l’avait miraculeusement sauvée de la mort, tout en laissant croire qu’elle était morte.
Ils avaient trouvé ouverte la porte de la grotte, et ils étaient sortis; le ciel laissait luire dans son azur matinal les dernières étoiles de la nuit.
Alors Morrel aperçut dans la pénombre d’un groupe de rochers un homme qui attendait un signe pour avancer; il montra cet homme à Valentine.
«Ah! c’est Jacopo, dit-elle, le capitaine du yacht.»
Et d’un geste elle l’appela vers elle et vers Maximilien.
«Vous avez quelque chose à nous dire? demanda Morrel.
– J’avais à vous remettre cette lettre de la part du comte.
– Du comte! murmurèrent ensemble les deux jeunes gens.
– Oui, lisez.»
Morrel ouvrit la lettre et lut:
«Mon cher Maximilien,
«Il y a une felouque pour vous à l’ancre. Jacopo vous conduira à Livourne, où M. Noirtier attend sa petite-fille, qu’il veut bénir avant qu’elle vous suive à l’autel. Tout ce qui est dans cette grotte, mon ami, ma maison des Champs-Élysées et mon petit château du Tréport sont le présent de noces que fait Edmond Dantès au fils de son patron Morrel. Mlle de Villefort voudra bien en prendre la moitié car je la supplie de donner aux pauvres de Paris toute la fortune qui lui revient du côté de son père devenu fou, et du côté de son frère, décédé en septembre dernier avec sa belle-mère.
«Dites à l’ange qui va veiller sur votre vie, Morrel, de prier quelquefois pour un homme qui, pareil à Satan, s’est cru un instant l’égal de Dieu, et qui a reconnu, avec toute l’humilité d’un chrétien, qu’aux mains de Dieu seul sont la suprême puissance et la sagesse infinie. Ces prières adouciront peut-être le remords qu’il emporte au fond de son cœur.
«Quant à vous, Morrel, voici tout le secret de ma conduite envers vous: il n’y a ni bonheur ni malheur en ce monde, il y a la comparaison d’un état à un autre, voilà tout. Celui-là seul qui a éprouvé l’extrême infortune est apte à ressentir l’extrême félicité. Il faut avoir voulu mourir, Maximilien, pour savoir combien il est bon de vivre.
«Vivez donc et soyez heureux, enfants chéris de mon cœur, et n’oubliez jamais que, jusqu’au jour où Dieu daignera dévoiler l’avenir à l’homme, toute la sagesse humaine sera dans ces deux mots:
«Attendre et espérer!
«Votre ami.
«EDMOND DANTES
«Comte de Monte-Cristo.»
Pendant la lecture de cette lettre, qui lui apprenait la folie de son père et la mort de son frère, mort et folie qu’elle ignorait, Valentine pâlit, un douloureux soupir s’échappa de sa poitrine, et des larmes, qui n’en étaient pas moins poignantes pour être silencieuses, roulèrent sur ses joues; son bonheur lui coûtait bien cher.
Morrel regarda autour de lui avec inquiétude.
«Mais, dit-il, en vérité le comte exagère sa générosité; Valentine se contentera de ma modeste fortune. Où est le comte, mon ami? conduisez-moi vers lui.»
Jacopo étendit la main vers l’horizon.
«Quoi! que voulez-vous dire? demanda Valentine. Où est le comte? où est Haydée?
– Regardez», dit Jacopo.
Les yeux des deux jeunes gens se fixèrent sur la ligne indiquée par le marin, et, sur la ligne d’un bleu foncé qui séparait à l’horizon le ciel de la Méditerranée, ils aperçurent une voile blanche, grande comme l’aile d’un goéland.
«Parti! s’écria Morrel; parti! Adieu, mon ami, mon père!
– Partie! murmura Valentine. Adieu, mon amie! adieu, ma sœur!
– Qui sait si nous les reverrons jamais? fit Morrel en essuyant une larme.
– Mon ami, dit Valentine, le comte ne vient-il pas de nous dire que l’humaine sagesse était tout entière dans ces deux mots:
«Attendre et espérer!»
(1845-1846)