Выбрать главу

«Eh bien, Albert, cet argent qui autrefois devait aider à la vie et à la tranquillité de cette femme que j’adorais, voilà qu’aujourd’hui, par un hasard étrange et douloureux, il a retrouvé le même emploi. Oh! comprenez bien ma pensée, à moi qui pourrais offrir des millions à cette pauvre femme, et qui lui rends seulement le morceau de pain noir oublié sous mon pauvre toit depuis le jour où j’ai été séparé de celle que j’aimais.

«Vous êtes un homme généreux, Albert, mais peut-être êtes-vous néanmoins aveuglé par la fierté ou par le ressentiment, si vous me refusez, si vous demandez à un autre ce que j’ai le droit de vous offrir, je dirai qu’il est peu généreux à vous de refuser la vie de votre mère offerte par un homme dont votre père a fait mourir le père dans les horreurs de la faim et du désespoir.»

Cette lecture finie, Albert demeura pâle et immobile en attendant ce que déciderait sa mère.

Mercédès leva au ciel un regard d’une ineffable expression.

«J’accepte, dit-elle; il a le droit de payer la dot que j’apporterai dans un couvent!»

Et, mettant la lettre sur son cœur, elle prit le bras de son fils, et d’un pas plus ferme qu’elle ne s’y attendait peut-être elle-même, elle prit le chemin de l’escalier.

LXCII. Le suicide.

Cependant Monte-Cristo, lui aussi, était rentré en ville avec Emmanuel et Maximilien.

Le retour fut gai. Emmanuel ne dissimulait pas sa joie d’avoir vu succéder la paix à la guerre, et avouait hautement ses goûts philanthropiques. Morrel, dans un coin de la voiture, laissait la gaieté de son beau-frère s’évaporer en paroles, et gardait pour lui une joie tout aussi sincère, mais qui brillait seulement dans ses regards.

À la barrière du Trône, on rencontra Bertuccio: il attendait là, immobile comme une sentinelle à son poste.

Monte-Cristo passa la tête par la portière, échangea avec lui quelques paroles à voix basse, et l’intendant disparut.

«Monsieur le comte, dit Emmanuel en arrivant à la hauteur de la place Royale, faites-moi jeter, je vous prie, à ma porte, afin que ma femme ne puisse avoir un seul moment d’inquiétude ni pour vous ni pour moi.

– S’il n’était ridicule d’aller faire montre de son triomphe, dit Morrel, j’inviterais M. le comte à entrer chez nous, mais M. le comte aussi a sans doute des cœurs tremblants à rassurer. Nous voici arrivés, Emmanuel, saluons notre ami, et laissons-le continuer son chemin.

– Un moment, dit Monte-Cristo, ne me privez pas ainsi d’un seul coup de mes deux compagnons; rentrez auprès de votre charmante femme, à laquelle je vous charge de présenter tous mes compliments, et accompagnez-moi jusqu’aux Champs-Élysées, Morrel.

– À merveille, dit Maximilien, d’autant plus que j’ai affaire dans votre quartier, comte.

– T’attendra-t-on pour déjeuner? demanda Emmanuel.

– Non», dit le jeune homme.

La portière se referma, la voiture continua sa route.

«Voyez comme je vous ai porté bonheur, dit Morrel lorsqu’il fut seul avec le comte. N’y avez-vous pas pensé?

– Si fait, dit Monte-Cristo, voilà pourquoi je voudrais toujours vous tenir près de moi.

– C’est miraculeux! continua Morrel, répondant à sa propre pensée.

– Quoi donc? dit Monte-Cristo.

– Ce qui vient de se passer.

– Oui, répondit le comte avec un sourire; vous avez dit le mot, Morrel, c’est miraculeux!

– Car enfin, reprit Morrel, Albert est brave.

– Très brave, dit Monte-Cristo, je l’ai vu dormir le poignard suspendu sur sa tête.

– Et, moi, je sais qu’il s’est battu deux fois, et très bien battu, dit Morrel; conciliez donc cela avec la conduite de ce matin.

– Votre influence, toujours, reprit en souriant Monte-Cristo.

– C’est heureux pour Albert qu’il ne soit point soldat, dit Morrel.

– Pourquoi cela?

– Des excuses sur le terrain! fit le jeune capitaine en secouant la tête.

– Allons, dit le comte avec douceur, n’allez-vous point tomber dans les préjugés des hommes ordinaires, Morrel? Ne conviendrez-vous pas que puisque Albert est brave, il ne peut être lâche; qu’il faut qu’il ait eu quelque raison d’agir comme il l’a fait ce matin, et que partant sa conduite est plutôt héroïque qu’autre chose?

– Sans doute sans doute, répondit Morrel, mais je dirai comme l’Espagnol; il a été moins brave aujourd’hui qu’hier.

– Vous déjeunez avec moi, n’est-ce pas Morrel? dit le comte pour couper court à la conversation.

– Non pas, je vous quitte à dix heures.

– Votre rendez-vous était donc pour déjeuner?»

Morrel sourit et secoua la tête.

«Mais, enfin, faut-il toujours que vous déjeuniez quelque part?

– Cependant, si je n’ai pas faim? dit le jeune homme.

– Oh! fit le comte, je ne connais que deux sentiments qui coupent ainsi l’appétit: la douleur (et comme heureusement je vous vois très gai, ce n’est point cela) et l’amour. Or, d’après ce que vous m’avez dit à propos de votre cœur, il m’est permis de croire…

– Ma foi, comte, répliqua gaiement Morrel, je ne dis pas non.

– Et vous ne me contez pas cela, Maximilien? reprit le comte d’un ton si vif, que l’on voyait tout l’intérêt qu’il eût pris à connaître ce secret.

– Je vous ai montré ce matin que j’avais un cœur, n’est-ce pas, comte?»

Pour toute réponse Monte-Cristo tendit la main au jeune homme.

«Eh bien, continua celui-ci, depuis que ce cœur n’est plus avec vous au bois de Vincennes, il est autre part où je vais le retrouver.

– Allez, dit lentement le comte, allez, cher ami, mais par grâce, si vous éprouviez quelque obstacle, rappelez-vous que j’ai quelque pouvoir en ce monde, que je suis heureux d’employer ce pouvoir au profit des gens que j’aime, et que je vous aime, vous, Morrel.

– Bien, dit le jeune homme, je m’en souviendrai comme les enfants égoïstes se souviennent de leurs parents quand ils ont besoin d’eux. Quand j’aurai besoin de vous, et peut-être ce moment viendra-t-il, je m’adresserai à vous, comte.

– Bien, je retiens votre parole. Adieu donc.