En même temps il lui avait semblé entendre bruire à son oreille cette voix de Monte-Cristo, qui lui avait dit, il y avait deux heures à peine:
«De quelque chose que vous ayez besoin, Morrel, venez à moi, je peux beaucoup.»
Plus rapide que la pensée, il s’élança donc du faubourg Saint-Honoré dans la rue Matignon, et de la rue Matignon dans l’avenue des Champs-Élysées.
Pendant ce temps, M. de Villefort arrivait, dans un cabriolet de place, à la porte de M. d’Avrigny; il sonna avec tant de violence, que le concierge vint ouvrir d’un air effrayé. Villefort s’élança dans l’escalier sans avoir la force de rien dire. Le concierge le connaissait et le laissa en criant seulement:
«Dans son cabinet, M. le procureur du roi, dans son cabinet!»
Villefort en poussait déjà ou plutôt en enfonçait la porte.
«Ah! dit le docteur, c’est vous!
– Oui, dit Villefort en refermant la porte derrière lui; oui, docteur, c’est moi qui viens vous demander à mon tour si nous sommes bien seuls. Docteur, ma maison est une maison maudite!
– Quoi! dit celui-ci froidement en apparence, mais avec une profonde émotion intérieure, avez-vous encore quelque malade?
– Oui, docteur! s’écria Villefort en saisissant d’une main convulsive une poignée de cheveux, oui!»
Le regard de d’Avrigny signifia: «Je vous l’avais prédit.»
Puis ses lèvres accentuèrent lentement ces mots:
«Qui va donc mourir chez vous et quelle nouvelle victime va nous accuser de faiblesse devant Dieu?»
Un sanglot douloureux jaillit du cœur de Villefort; il s’approcha du médecin, et lui saisissant le bras:
«Valentine! dit-il, c’est le tour de Valentine!
– Votre fille! s’écria d’Avrigny, saisi de douleur et de surprise.
– Vous voyez que vous vous trompiez, murmura le magistrat; venez la voir, et sur son lit de douleur, demandez-lui pardon de l’avoir soupçonnée.
– Chaque fois que vous m’avez prévenu, dit M. d’Avrigny, il était trop tard: n’importe, j’y vais; mais hâtons-nous, monsieur, avec les ennemis qui frappent chez vous, il n’y a pas de temps à perdre.
– Oh! cette fois, docteur, vous ne me reprocherez plus ma faiblesse. Cette fois, je connaîtrai l’assassin et je frapperai.
– Essayons de sauver la victime avant de penser à la venger, dit d’Avrigny. Venez.»
Et le cabriolet qui avait amené Villefort le ramena au grand trot, accompagné de d’Avrigny, au moment même où, de son côté, Morrel frappait à la porte de Monte-Cristo.
Le comte était dans son cabinet, et, fort soucieux, lisait un mot que Bertuccio venait de lui envoyer à la hâte.
En entendant annoncer Morrel, qui le quittait il y avait deux heures à peine, le comte releva la tête.
Pour lui, comme pour le comte, il s’était sans doute passé bien des choses pendant ces deux heures, car le jeune homme, qui l’avait quitté le sourire sur les lèvres revenait le visage bouleversé.
Il se leva et s’élança au-devant de Morrel.
«Qu’y a-t-il donc, Maximilien? Lui demanda-t-il; vous êtes pâle, et votre front ruisselle de sueur.»
Morrel tomba sur un fauteuil plutôt qu’il ne s’assit.
«Oui, dit-il, je suis venu vite, j’avais besoin de vous parler.
– Tout le monde se porte bien dans votre famille? demanda le comte avec un ton de bienveillance affectueuse à la sincérité de laquelle personne ne se fût trompé.
– Merci, comte, merci, dit le jeune homme visiblement embarrassé pour commencer l’entretien; oui, dans ma famille tout le monde se porte bien.
– Tant mieux; cependant vous avez quelque chose à me dire? reprit le comte, de plus en plus inquiet.
– Oui, dit Morrel, c’est vrai je viens de sortir d’une maison où la mort venait d’entrer, pour accourir à vous.
– Sortez-vous donc de chez M. de Morcerf? demanda Monte-Cristo.
– Non, dit Morrel; quelqu’un est-il mort chez M. de Morcerf?
– Le général vient de se brûler la cervelle, répondit Monte-Cristo.
– Oh! l’affreux malheur! s’écria Maximilien.
– Pas pour la comtesse, pas pour Albert, dit Monte-Cristo; mieux vaut un père et un époux mort qu’un père et un époux déshonoré; le sang lavera la honte.
– Pauvre comtesse! dit Maximilien, c’est elle que je plains surtout, une si noble femme!
– Plaignez aussi Albert, Maximilien; car, croyez-le, c’est le digne fils de la comtesse. Mais revenons à vous: vous accouriez vers moi, m’avez-vous dit; aurais-je le bonheur que vous eussiez besoin de moi?
– Oui, j’ai besoin de vous, c’est-à-dire que j’ai cru comme un insensé que vous pouviez me porter secours dans une circonstance où Dieu seul peut me secourir.
– Dites toujours, répondit Monte-Cristo.
– Oh! dit Morrel, je ne sais en vérité s’il m’est permis de révéler un pareil secret à des oreilles humaines; mais la fatalité m’y pousse, la nécessité m’y contraint, comte.»
Morrel s’arrêta hésitant.
«Croyez-vous que je vous aime? dit Monte-Cristo, prenant affectueusement la main du jeune homme entre les siennes.
– Oh! tenez, vous m’encouragez, et puis quelque chose me dit là (Morrel posa la main sur son cœur) que je ne dois pas avoir de secret pour vous.
– Vous avez raison, Morrel, c’est Dieu qui parle à votre cœur, et c’est votre cœur qui vous parle. Redites-moi ce que vous dit votre cœur.
– Comte, voulez-vous me permettre d’envoyer Baptistin demander de votre part des nouvelles de quelqu’un que vous connaissez?
– Je me suis mis à votre disposition, à plus forte raison j’y mets mes domestiques.
– Oh! c’est que je ne vivrai pas, tant que je n’aurai pas la certitude qu’elle va mieux.
– Voulez-vous que je sonne Baptistin?
– Non, je vais lui parler moi-même.»
Morrel sortit, appela Baptistin et lui dit quelques mots tout bas. Le valet de chambre partit tout courant.
«Eh bien, est-ce fait? demanda Monte-Cristo en voyant reparaître Morrel.
– Oui, et je vais être un peu plus tranquille.
– Vous savez que j’attends, dit Monte-Cristo souriant.
– Oui, et, moi, je parle. Écoutez, un soir je me trouvais dans un jardin; j’étais caché par un massif d’arbres, nul ne se doutait que je pouvais être là. Deux personnes passèrent près de moi; permettez que je taise provisoirement leurs noms, elles causaient à voix basse, et cependant j’avais un tel intérêt à entendre leurs paroles que je ne perdais pas un mot de ce qu’elles disaient.