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«Non, ce n’est pas pour moi que je m’attriste, je saurai toujours bien me tirer d’affaire, moi; mes livres, mes crayons, mon piano, toutes choses qui ne coûtent pas cher et que je pourrai toujours me procurer, me resteront toujours. Vous pensez peut-être que je m’afflige pour Mme Danglars, détrompez-vous encore: ou je me trompe grossièrement, ou ma mère a pris toutes ses précautions contre la catastrophe qui vous menace et qui passera sans l’atteindre; elle s’est mise à l’abri, je l’espère, et ce n’est pas en veillant sur moi qu’elle a pu se distraire de ses préoccupations de fortune, car, Dieu merci, elle m’a laissé toute mon indépendance sous le prétexte que j’aimais ma liberté.

«Oh! non, monsieur, depuis mon enfance, j’ai vu se passer trop de choses autour de moi; je les ai toutes trop bien comprises, pour que le malheur fasse sur moi plus d’impression qu’il ne mérite de le faire; depuis que je me connais, je n’ai été aimée de personne; tant pis! cela m’a conduite tout naturellement à n’aimer personne; tant mieux! Maintenant vous avez ma profession de foi.

– Alors, dit Danglars, pâle d’un courroux qui ne prenait point sa source dans l’amour paternel offensé; alors, mademoiselle, vous persistez à vouloir consommer ma ruine?

– Votre ruine! Moi, dit Eugénie, consommer votre ruine! que voulez-vous dire? je ne comprends pas.

– Tant mieux, cela me laisse un rayon d’espoir; écoutez.

– J’écoute, dit Eugénie en regardant si fixement son père, qu’il fallut à celui-ci un effort pour qu’il ne baissât point les yeux sous le regard puissant de la jeune fille.

– M. Cavalcanti, continua Danglars, vous épouse et, en vous épousant, vous apporte trois millions de dot qu’il place chez moi.

– Ah! fort bien, fit avec un souverain mépris Eugénie, tout en lissant ses gants l’un sur l’autre.

– Vous pensez que je vous ferai tort de ces trois millions? dit Danglars; pas du tout, ces trois millions sont destinés à en produire au moins dix. J’ai obtenu avec un banquier, mon confrère, la concession d’un chemin de fer, seule industrie qui de nos jours présente ces chances fabuleuses de succès immédiat qu’autrefois Law appliqua pour les bons Parisiens, ces éternels badauds de la spéculation, à un Mississippi fantastique. Par mon calcul on doit posséder un millionième de rail comme on possédait autrefois un arpent de terre en friche sur les bords de l’Ohio. C’est un placement hypothécaire, ce qui est un progrès, comme vous voyez, puisqu’on aura au moins dix, quinze, vingt, cent livres de fer en échange de son argent. Eh bien, je dois d’ici à huit jours déposer pour mon compte quatre millions! Ces quatre millions, je vous le dis, en produiront dix ou douze.

– Mais pendant cette visite que je vous ai faite avant-hier, monsieur, et dont vous voulez bien vous souvenir, reprit Eugénie, je vous ai vu encaisser, c’est le terme, n’est-ce pas? cinq millions et demi; vous m’avez même montré la chose en deux bons sur le trésor, et vous vous étonniez qu’un papier ayant une si grande valeur n’éblouît pas mes yeux comme ferait un éclair.

– Oui, mais ces cinq millions et demi ne sont point à moi et sont seulement une preuve de la confiance que l’on a en moi; mon titre de banquier populaire m’a valu la confiance des hôpitaux, et les cinq millions et demi sont aux hôpitaux; dans tout autre temps je n’hésiterais pas à m’en servir, mais aujourd’hui l’on sait les grandes pertes que j’ai faites, et, comme je vous l’ai dit, le crédit commence à se retirer de moi. D’un moment à l’autre, l’administration peut réclamer le dépôt, et si je l’ai employé à autre chose, je suis forcé de faire une banqueroute honteuse. Je ne méprise pas les banqueroutes, croyez-le bien, mais les banqueroutes qui enrichissent et non celles qui ruinent. Ou que vous épousiez M. Cavalcanti, que je touche les trois millions de la dot, ou même que l’on croie que je vais les toucher, mon crédit se raffermit, et ma fortune, qui depuis un mois ou deux s’est engouffrée dans des abîmes creusés sous mes pas par une fatalité inconcevable, se rétablit. Me comprenez-vous?

– Parfaitement; vous me mettez en gage pour trois millions, n’est-ce pas?

– Plus la somme est forte, plus elle est flatteuse; elle vous donne une idée de votre valeur.

– Merci. Un dernier mot, monsieur: me promettez-vous de vous servir tant que vous le voudrez du chiffre de cette dot que doit apporter M. Cavalcanti, mais de ne pas toucher à la somme? Ceci n’est point une affaire d’égoïsme, c’est une affaire de délicatesse. Je veux bien servir à réédifier votre fortune, mais je ne veux pas être votre complice dans la ruine des autres.

– Mais puisque je vous dis, s’écria Danglars, qu’avec ces trois millions…

– Croyez-vous vous tirer d’affaire, monsieur, sans avoir besoin de toucher à ces trois millions?

– Je l’espère, mais à condition toujours que le mariage, en se faisant, consolidera mon crédit.

– Pourrez-vous payer à M. Cavalcanti les cinq cent mille francs que vous me donnez pour mon contrat?

– En revenant de la mairie, il les touchera.

– Bien!

– Comment, bien? Que voulez-vous dire?

– Je veux dire qu’en me demandant ma signature n’est-ce pas, vous me laissez absolument libre de ma personne?

– Absolument.

– Alors, bien; comme je vous disais, monsieur, je suis prête à épouser M. Cavalcanti.

– Mais quels sont vos projets?

– Ah! c’est mon secret. Où serait ma supériorité sur vous si, ayant le vôtre, je vous livrais le mien!»

Danglars se mordit les lèvres.

«Ainsi, dit-il, vous êtes prête à faire les quelques visites officielles qui sont absolument indispensables.

– Oui, répondit Eugénie.

– Et à signer le contrat dans trois jours?

– Oui.

– Alors, à mon tour, c’est moi qui vous dis: Bien!»

Et Danglars prit la main de sa fille et la serra entre les siennes. Mais, chose extraordinaire, pendant ce serrement de main, le père n’osa pas dire: «Merci, mon enfant»; la fille n’eut pas un sourire pour son père.

«La conférence est finie?» demanda Eugénie en se levant.

Danglars fit signe de la tête qu’il n’avait plus rien à dire.