Albert tressaillit à ces mots, car à mesure que Beauchamp parlait, tout le récit d’Haydée revenait à l’esprit du jeune homme, et il se rappelait ce que la belle Grecque avait dit de ce message, de cet anneau, et de la façon dont elle avait été vendue et conduite en esclavage.
«Et quel fut l’effet du discours du comte? demanda avec anxiété Albert.
– J’avoue qu’il m’émut, et qu’en même temps que moi, il émut toute la commission, dit Beauchamp.
«Cependant le président jeta négligemment les yeux sur la lettre qu’on venait de lui apporter; mais aux premières lignes son attention s’éveilla; il la lut, la relut encore, et, fixant les yeux sur M. de Morcerf:
«- Monsieur le comte, dit-il, vous venez de nous dire que le vizir de Janina vous avait confié sa femme et sa fille?
«- Oui, monsieur, répondit Morcerf: mais en cela, comme dans tout le reste, le malheur me poursuivait. À mon retour, Vasiliki et sa fille Haydée avaient disparu.
«- Vous les connaissiez?
«- Mon intimité avec le pacha et la suprême confiance qu’il avait dans ma fidélité m’avaient permis de les voir plus de vingt fois.
«- Avez-vous quelque idée de ce qu’elles sont devenues?
«- Oui, monsieur. J’ai entendu dire qu’elles avaient succombé à leur chagrin et peut-être à leur misère. Je n’étais pas riche, ma vie courait de grands dangers, je ne pus me mettre à leur recherche, à mon grand regret.
«Le président fronça imperceptiblement le sourcil.
«- Messieurs, dit-il, vous avez entendu et suivi M. le comte de Morcerf et ses explications. Monsieur le comte, pouvez-vous, à l’appui du récit que vous venez de faire, fournir quelque témoin?
«- Hélas! non, monsieur, répondit le comte, tous ceux qui entouraient le vizir et qui m’ont connu à sa cour sont ou morts ou dispersés; seul, je crois, du moins, seul de mes compatriotes, j’ai survécu à cette affreuse guerre; je n’ai que des lettres d’Ali-Tebelin et je les ai mises sous vos yeux; je n’ai que l’anneau gage de sa volonté, et le voici; j’ai enfin la preuve la plus convaincante que je puisse fournir, c’est-à-dire, après une attaque anonyme, l’absence de tout témoignage contre ma parole d’honnête homme et la pureté de toute ma vie militaire.
«Un murmure d’approbation courut dans l’assemblée; en ce moment, Albert, et s’il ne fût survenu aucun incident, la cause de votre père était gagnée.
«Il ne restait plus qu’à aller aux voix, lorsque le président prit la parole.
«- Messieurs, dit-il, et vous, monsieur le comte, vous ne seriez point fâchés, je présume, d’entendre un témoin très important, à ce qu’il assure, et qui vient de se produire de lui-même; ce témoin, nous n’en doutons pas, après tout ce que nous a dit le comte, est appelé à prouver la parfaite innocence de notre collègue. Voici la lettre que je viens de recevoir à cet égard; désirez-vous qu’elle vous soit lue, ou décidez-vous qu’il sera passé outre, et qu’on ne s’arrêtera point à cet incident?»
«M. de Morcerf pâlit et crispa ses mains sur les papiers qu’il tenait, et qui crièrent entre ses doigts.
«La réponse de la commission fut pour la lecture: quant au comte, il était pensif et n’avait point d’opinion à émettre.
«Le président lut en conséquence la lettre suivante:
«Monsieur le président,
«Je puis fournir à la commission d’enquête, chargée d’examiner la conduite en Épire et en Macédoine de M. le lieutenant-général comte de Morcerf, les renseignements les plus positifs.
«Le président fit une courte pause.
«Le comte de Morcerf pâlit; le président interrogea les auditeurs du regard.
«- Continuez!» s’écria-t-on de tous côtés.
«Le président reprit:
«J’étais sur les lieux à la mort d’Ali-Pacha; j’assistai à ses derniers moments; je sais ce que devinrent Vasiliki et Haydée; je me tiens à la disposition de la commission, et réclame même l’honneur de me faire entendre. Je serai dans le vestibule de la Chambre au moment où l’on vous remettra ce billet.
«- Et quel est ce témoin, ou plutôt cet ennemi? demanda le comte d’une voix dans laquelle il était facile de remarquer une profonde altération.
«- Nous allons le savoir, monsieur, répondit le président. La commission est-elle d’avis d’entendre ce témoin?
«- Oui, oui, dirent en même temps toutes les voix.
«On rappela l’huissier.
«- Huissier, demanda le président, y a-t-il quelqu’un qui attende dans le vestibule?
«- Oui, monsieur le président.
«- Qui est-ce que ce quelqu’un?
«- Une femme accompagnée d’un serviteur.
Chacun se regarda.
«- Faites entrer cette femme, dit le président.
«Cinq minutes après, l’huissier reparut; tous les yeux étaient fixés sur la porte, et moi-même, dit Beauchamp, je partageais l’attente et l’anxiété générales.
«Derrière l’huissier marchait une femme enveloppée d’un grand voile qui la cachait tout entière. On devinait bien, aux formes que trahissait ce voile et aux parfums qui s’en exhalaient, la présence d’une femme jeune et élégante, mais voilà tout.
«Le président pria l’inconnue d’écarter son voile et l’on put voir alors que cette femme était vêtue à la grecque; en outre, elle était d’une suprême beauté.
– Ah! dit Morcerf, c’était elle.
– Comment, elle?
– Oui, Haydée.
– Qui vous l’a dit?
– Hélas! je le devine. Mais continuez, Beauchamp, je vous prie. Vous voyez que je suis calme et fort. Et cependant nous devons approcher du dénouement.
– M. de Morcerf, continua Beauchamp, regardait cette femme avec une surprise mêlée d’effroi. Pour lui, c’était la vie ou la mort qui allait sortir de cette bouche charmante; pour tous les autres, c’était une aventure si étrange et si pleine de curiosité, que le salut ou la perte de M. de Morcerf n’entrait déjà plus dans cet événement que comme un élément secondaire.
«Le président offrit de la main un siège à la jeune femme; mais elle fit signe de la tête qu’elle resterait debout. Quant au comte, il était retombé sur son fauteuil, et il était évident que ses jambes refusaient de le porter.
«- Madame, dit le président, vous avez écrit à la commission pour lui donner des renseignements sur l’affaire de Janina, et vous avez avancé que vous aviez été témoin oculaire des événements.