Выбрать главу

«Écoutez donc:

«Un remboursement de cinq millions m’est survenu ce matin, je l’ai opéré; un autre de même somme l’a suivi presque immédiatement; je l’ajourne à demain: aujourd’hui je pars pour éviter ce demain qui me serait trop désagréable à supporter.

«Vous comprenez cela, n’est-ce pas, madame et très précieuse épouse?

«Je dis:

«Vous comprenez, parce que vous savez aussi bien que moi mes affaires; vous les savez même mieux que moi, attendu que s’il s’agissait de dire où a passé une bonne moitié de ma fortune, naguère encore assez belle, j’en serais incapable; tandis que vous, au contraire, j’en suis certain, vous vous en acquitteriez parfaitement.

«Car les femmes ont des instincts d’une sûreté infaillible, elles expliquent par une algèbre qu’elles ont inventée le merveilleux lui-même. Moi qui ne connaissais que mes chiffres, je n’ai plus rien su du jour où mes chiffres m’ont trompé.

«Avez-vous quelquefois admiré la rapidité de ma chute, madame?

«Avez-vous été un peu éblouie de cette incandescente fusion de mes lingots?

«Moi, je l’avoue, je n’y ai vu que du feu; espérons que vous avez retrouvé un peu d’or dans les cendres.

«C’est avec ce consolant espoir que je m’éloigne, madame et très prudente épouse, sans que ma conscience me reproche le moins du monde de vous abandonner; il vous reste des amis, les cendres en question, et, pour comble de bonheur, la liberté que je m’empresse de vous rendre.

«Cependant, madame, le moment est arrivé de placer dans ce paragraphe un mot d’explication intime. Tant que j’ai espéré que vous travailliez au bien-être de notre maison, à la fortune de notre fille, j’ai philosophiquement fermé les yeux; mais comme vous avez fait de la maison une vaste ruine, je ne veux pas servir de fondation à la fortune d’autrui.

«Je vous ai prise riche, mais peu honorée.

«Pardonnez-moi de vous parler avec cette franchise; mais comme je ne parle que pour nous deux probablement, je ne vois pas pourquoi je farderais mes paroles.

«J’ai augmenté notre fortune, qui pendant plus de quinze ans a été croissant, jusqu’au moment où des catastrophes inconnues et inintelligibles encore pour moi sont venues la prendre corps à corps et la renverser, sans que, je puis le dire, il y ait aucunement de ma faute.

«Vous, madame, vous avez travaillé seulement à accroître la vôtre, chose à laquelle vous avez réussi, j’en suis moralement convaincu.

«Je vous laisse donc comme je vous ai prise, riche, mais peu honorable.

«Adieu.

«Moi aussi, je vais, à partir d’aujourd’hui, travailler pour mon compte.

«Croyez à toute ma reconnaissance pour l’exemple que vous m’avez donné et que je vais suivre.

«Votre mari bien dévoué,

«BARON DANGLARS.»

La baronne avait suivi des yeux Debray pendant cette longue et pénible lecture; elle avait vu, malgré sa puissance bien connue sur lui-même, le jeune homme changer de couleur une ou deux fois.

Lorsqu’il eut fini, il ferma lentement le papier dans ses plis, et reprit son attitude pensive.

«Eh bien? demanda Mme Danglars avec une anxiété facile à comprendre.

– Eh bien, madame? répéta machinalement Debray.

– Quelle idée vous inspire cette lettre?

– C’est bien simple, madame; elle m’inspire l’idée que M. Danglars est parti avec des soupçons.

– Sans doute; mais est-ce tout ce que vous avez à me dire?

– Je ne comprends pas, dit Debray avec un froid glacial.

– Il est parti! parti tout à fait! parti pour ne plus revenir.

– Oh! fit Debray, ne croyez pas cela, baronne.

– Non, vous dis-je, il ne reviendra pas; je le connais, c’est un homme inébranlable dans toutes les résolutions qui émanent de son intérêt.

«S’il m’eût jugée utile à quelque chose, il m’eût emmenée. Il me laisse à Paris, c’est que notre séparation peut servir ses projets: elle est donc irrévocable et je suis libre à jamais», ajouta Mme Danglars avec la même expression de prière.

Mais Debray, au lieu de répondre, la laissa dans cette anxieuse interrogation du regard et de la pensée.

«Quoi! dit-elle enfin, vous ne me répondez pas, monsieur?

– Mais je n’ai qu’une question à vous faire: que comptez-vous devenir?

– J’allais vous le demander, répondit la baronne le cœur palpitant.

– Ah! fit Debray, c’est donc un conseil que vous me demandez?

– Oui, c’est un conseil que je vous demande, dit la baronne le cœur serré.

– Alors, si c’est un conseil que vous me demandez, répondit froidement le jeune homme, je vous conseille de voyager.

– De voyager! murmura madame Danglars.

– Certainement. Comme l’a dit M. Danglars, vous êtes riche et parfaitement libre. Une absence de Paris sera nécessaire absolument, à ce que je crois du moins, après le double éclat du mariage rompu de Mlle Eugénie et de la disparition de M. Danglars.

«Il importe seulement que tout le monde vous sache abandonnée et vous croie pauvre; car on ne pardonnerait pas à la femme du banqueroutier son opulence et son grand état de maison.

«Pour le premier cas, il suffit que vous restiez seulement quinze jours à Paris, répétant à tout le monde que vous êtes abandonnée et racontant à vos meilleures amies, qui iront le répéter dans le monde, comment cet abandon a eu lieu. Puis vous quitterez votre hôtel, vous y laisserez vos bijoux, vous abandonnez votre douaire, et chacun vantera votre désintéressement et chantera vos louanges.

«Alors on vous saura abandonnée, et l’on vous croira pauvre; car moi seul connais votre situation financière et suis prêt à vous rendre mes comptes en loyal associé.»

La baronne, pâle, atterrée, avait écouté ce discours avec autant d’épouvante et de désespoir que Debray avait mis de calme et d’indifférence à le prononcer.

«Abandonnée! répéta-t-elle, oh! bien abandonnée… Oui, vous avez raison, monsieur, et personne ne doutera de mon abandon.»

Ce furent les seules paroles que cette femme, si fière et si violemment éprise, put répondre à Debray.

«Mais riche, très riche même», poursuivit Debray en tirant de son portefeuille et en étalant sur la table quelques papiers qu’il renfermait.

Mme Danglars le laissa faire, tout occupée d’étouffer les battements de son cœur et de retenir les larmes qu’elle sentait poindre au bord de ses paupières. Mais enfin le sentiment de la dignité l’emporta chez la baronne; et si elle ne réussit point à comprimer son cœur, elle parvint du moins à ne pas verser une larme.