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Dans cette cour que nous venons de décrire, et qui suait d’une froide humidité, se promenait, les mains dans les poches de son habit, un jeune homme considéré avec beaucoup de curiosité par les habitants de la Fosse.

Il eût passé pour un homme élégant, grâce à la coupe de ses habits, si ces habits n’eussent été en lambeaux; cependant ils n’avaient pas été usés: le drap, fin et soyeux aux endroits intacts, reprenaient facilement son lustre sous la main caressante du prisonnier qui essayait d’en faire un habit neuf.

Il appliquait le même soin à fermer une chemise de batiste considérablement changée de couleur depuis son entrée en prison, et sur ses bottes vernies passait le coin d’un mouchoir brodé d’initiales surmontées d’une couronne héraldique.

Quelques pensionnaires de la Fosse-aux -Lions considéraient avec un intérêt marqué les recherches de toilette du prisonnier.

«Tiens, voilà le prince qui se fait beau, dit un des voleurs.

– Il est très beau naturellement, dit un autre, et s’il avait seulement un peigne et de la pommade, il éclipserait tous les messieurs à gants blancs.

– Son habit a dû être bien neuf et ses bottes reluisent joliment. C’est flatteur pour nous qu’il y ait des confrères si comme il faut; et ces brigands de gendarmes sont bien vils. Les envieux! avoir déchiré une toilette comme cela!

– Il paraît que c’est un fameux, dit un autre; il a tout fait… et dans le grand genre… Il vient de là-bas si jeune! oh! c’est superbe!»

Et l’objet de cette admiration hideuse semblait savourer les éloges ou la vapeur des éloges, car il n’entendait pas les paroles.

Sa toilette terminée, il s’approcha du guichet de la cantine auquel s’adossait un gardien:

«Voyons, monsieur, lui dit-il, prêtez-moi vingt francs, vous les aurez bientôt; avec moi, pas de risques à courir. Songez donc que je tiens à des parents qui ont plus de millions que vous n’avez de deniers… Voyons, vingt francs, et je vous en prie, afin que je prenne une pistole et que j’achète une robe de chambre. Je souffre horriblement d’être toujours en habit et en bottes. Quel habit! monsieur, pour un prince Cavalcanti!»

Le gardien lui tourna le dos et haussa les épaules. Il ne rit pas même de ces paroles qui eussent déridé tous les fronts car cet homme en avait entendu bien d’autres, ou plutôt il avait toujours entendu la même chose.

«Allez, dit Andrea, vous êtes un homme sans entrailles, et je vous ferai perdre votre place.»

Ce mot fit retourner le gardien, qui, cette fois, laissa échapper un bruyant éclat de rire.

Alors les prisonniers s’approchèrent et firent cercle.

«Je vous dis, continua Andrea, qu’avec cette misérable somme je pourrai me procurer un habit et une chambre, afin de recevoir d’une façon décente la visite illustre que j’attends d’un jour à l’autre.

– Il a raison! il a raison! dirent les prisonniers… Pardieu! on voit bien que c’est un homme comme il faut.

– Eh bien, prêtez-lui les vingt francs, dit le gardien en s’appuyant sur son autre colossale épaule; est-ce que vous ne devez pas cela à un camarade?

– Je ne suis pas le camarade de ces gens, dit fièrement le jeune homme; ne m’insultez pas, vous n’avez pas ce droit-là.»

Les voleurs se regardèrent avec de sourds murmures, et une tempête soulevée par la provocation du gardien, plus encore que par les paroles d’Andrea, commença de gronder sur le prisonnier aristocrate.

Le gardien, sûr de faire le quos ego quand les flots seraient trop tumultueux, les laissait monter peu à peu pour jouer un tour au solliciteur importun, et se donner une récréation pendant la longue garde de sa journée.

Déjà les voleurs se rapprochaient d’Andrea; les uns se disaient:

«La savate! la savate!»

Cruelle opération qui consiste à rouer de coups, non pas de savate, mais de soulier ferré, un confrère tombé dans la disgrâce de ces messieurs.

D’autres proposaient l’anguille; autre genre de récréation consistant à emplir de sable, de cailloux, de gros sous, quand ils en ont, un mouchoir tordu, que les bourreaux déchargent comme un fléau sur les épaules et la tête du patient.

«Fouettons le beau monsieur, dirent quelques-uns, monsieur l’honnête homme!»

Mais Andrea, se retournant vers eux, cligna de l’œil, enfla sa joue avec sa langue, et fit entendre ce claquement des lèvres qui équivaut à mille signes d’intelligence parmi les bandits réduits à se taire.

C’était un signe maçonnique que lui avait indiqué Caderousse.

Ils reconnurent un des leurs.

Aussitôt les mouchoirs retombèrent; la savate ferrée rentra au pied du principal bourreau. On entendit quelques voix proclamer que monsieur avait raison, que monsieur pouvait être honnête à sa guise, et que les prisonniers voulaient donner l’exemple de la liberté de conscience.

L’émeute recula. Le gardien en fut tellement stupéfait qu’il prit aussitôt Andrea par les mains et se mit à le fouiller, attribuant à quelques manifestations plus significatives que la fascination, ce changement subit des habitants de la Fosse-aux -Lions.

Andrea se laissa faire, non sans protester.

Tout à coup une voix retentit au guichet.

«Benedetto!» criait un inspecteur.

Le gardien lâcha sa proie.

«On m’appelle? dit Andrea.

– Au parloir! dit la voix.

– Voyez-vous, on me rend visite. Ah! mon cher monsieur, vous allez voir si l’on peut traiter un Cavalcanti comme un homme ordinaire!»

Et Andrea, glissant dans la cour comme une ombre noire, se précipita par le guichet entrebâillé, laissant dans l’admiration ses confrères et le gardien lui-même.

On l’appelait en effet au parloir, et il ne faudrait pas s’en émerveiller moins qu’Andrea lui-même; car le rusé jeune homme, depuis son entrée à la Force, au lieu d’user, comme les gens du commun de ce bénéfice d’écrire pour se faire réclamer, avait gardé le plus stoïque silence.

«Je suis, disait-il, évidemment protégé par quelqu’un de puissant; tout me le prouve; cette fortune soudaine, cette facilité avec laquelle j’ai aplani tous les obstacles, une famille improvisée, un nom illustre devenu ma propriété, l’or pleuvant chez moi, les alliances les plus magnifiques promises à mon ambition. Un malheureux oubli de ma fortune, une absence de mon protecteur m’a perdu, oui, mais pas absolument, pas à jamais! La main s’est retirée pour un moment, elle doit se tendre vers moi et me ressaisir de nouveau au moment où je me croirai prêt à tomber dans l’abîme.