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«Pourquoi risquerai-je une démarche imprudente? Je m’aliénerais peut-être le protecteur! Il y a deux moyens pour lui de me tirer d’affaire: l’évasion mystérieuse, achetée à prix d’or, et la main forcée aux juges pour obtenir une absolution. Attendons pour parler, pour agir qu’il me soit prouvé qu’on m’a totalement abandonné, et alors…»

Andrea avait bâti un plan qu’on peut croire habile; le misérable était intrépide à l’attaque et rude à la défense.

La misère de la prison commune, les privations de tout genre, il les avait supportées. Cependant peu à peu le naturel, ou plutôt l’habitude, avait repris le dessus. Andrea souffrait d’être nu, d’être sale, d’être affamé; le temps lui durait.

C’est à ce moment d’ennui que la voix de l’inspecteur l’appela au parloir.

Andrea sentit son cœur bondir de joie. Il était trop tôt pour que ce fût la visite du juge d’instruction, et trop tard pour que ce fût un appel du directeur de la prison ou du médecin; c’était donc la visite inattendue.

Derrière la grille du parloir où Andrea fut introduit, il aperçut, avec ses yeux dilatés par une curiosité avide, la figure sombre et intelligente de M. Bertuccio, qui regardait aussi, lui, avec un étonnement douloureux, les grilles, les portes verrouillées et l’ombre qui s’agitait derrière les barreaux entrecroisés.

«Ah! fit Andrea, touché au cœur.

– Bonjour, Benedetto, dit Bertuccio de sa voix creuse et sonore.

– Vous! vous! dit le jeune homme en regardant avec effroi autour de lui.

– Tu ne me reconnais pas, dit Bertuccio, malheureux enfant!

– Silence, mais silence donc! fit Andrea qui connaissait la finesse d’ouïe de ces murailles; mon Dieu, mon Dieu, ne parlez pas si haut!

– Tu voudrais causer avec moi, n’est-ce pas, dit Bertuccio, seul à seul?

– Oh! oui, dit Andrea.

– C’est bien.»

Et Bertuccio, fouillant dans sa poche, fit signe à un gardien qu’on apercevait derrière la vitre du guichet.

«Lisez, dit-il.

– Qu’est-ce que cela? dit Andrea.

– L’ordre de te conduire dans une chambre, de t’installer et de me laisser communiquer avec toi.

– Oh!» fit Andrea, bondissant de joie.

Et tout de suite, se repliant en lui-même, il se dit:

«Encore le protecteur inconnu! on ne m’oublie pas! On cherche le secret, puisqu’on veut causer dans une chambre isolée. Je les tiens… Bertuccio a été envoyé par le protecteur!»

Le gardien conféra un moment avec un supérieur, puis ouvrit les deux portes grillées et conduisit à une chambre du premier étage ayant vue sur la cour Andrea, qui ne se sentait plus de joie.

La chambre était blanchie à la chaux, comme c’est l’usage dans les prisons. Elle avait un aspect de gaieté qui parut rayonnant au prisonnier: un poêle, un lit, une chaise, une table en formaient le somptueux ameublement.

Bertuccio s’assit sur la chaise. Andrea se jeta sur le lit. Le gardien se retira.

«Voyons, dit l’intendant, qu’as-tu à me dire?

– Et vous? dit Andrea.

– Mais parle d’abord…

– Oh! non; c’est vous qui avez beaucoup m’apprendre, puisque vous êtes venu me trouver.

– Eh bien, soit. Tu as continué le cours de tes scélératesses: tu as volé, tu as assassiné.

– Bon! si c’est pour me dire ces choses-là que vous me faites passer dans une chambre particulière, autant valait ne pas vous déranger. Je sais toutes ces choses. Il en est d’autres que je ne sais pas, au contraire. Partons de celles-là, s’il vous plaît.

– Oh! oh! vous allez vite, monsieur Benedetto.

– N’est-ce pas? et au but. Surtout ménageons les mots inutiles. Qui vous envoie?

– Personne.

– Comment savez-vous que je suis en prison?

– Il y a longtemps que je t’ai reconnu dans le fashionable insolent qui poussait si gracieusement un cheval aux Champs-Élysées.

– Les Champs-Élysées!… Ah! ah! nous brûlons, comme on dit au jeu de la pincette… Les Champs-Élysées… Ça, parlons un peu de mon père, voulez-vous?

– Que suis-je donc?

– Vous, mon brave monsieur, vous êtes mon père adoptif… Mais ce n’est pas vous, j’imagine, qui avez disposé en ma faveur d’une centaine de mille francs que j’ai dévorés en quatre ou cinq mois; ce n’est pas vous qui m’avez forgé un père italien et gentilhomme; ce n’est pas vous qui m’avez fait entrer dans le monde et invité à un certain dîner que je crois manger encore, à Auteuil, avec la meilleure compagnie de tout Paris, avec certain procureur du roi dont j’ai eu bien tort de ne pas cultiver la connaissance, qui me serait si utile en ce moment; ce n’est pas vous, enfin, qui me cautionniez pour un ou deux millions quand m’est arrivé l’accident fatal de la découverte du pot aux roses… Allons, parlez, estimable Corse, parlez…

– Que veux-tu que je te dise?

– Je t’aiderai.

«Tu parlais des Champs-Élysées tout à l’heure, mon digne père nourricier.

– Eh bien?

– Eh bien, aux Champs-Élysées demeure un monsieur bien riche, bien riche.

– Chez qui tu as volé et assassiné, n’est-ce pas?

– Je crois que oui.

– M. le comte de Monte-Cristo?

– C’est nous qui l’avez nommé, comme dit M. Racine. Eh bien, dois-je me jeter entre ses bras, l’étrangler sur mon cœur en criant: «Mon père! mon père!» comme dit M. Pixérécourt?

– Ne plaisantons pas, répondit gravement Bertuccio, et qu’un pareil nom ne soit pas prononcé ici comme vous osez le prononcer.

– Bah! fit Andrea un peu étourdi de la solennité du maintien de Bertuccio, pourquoi pas?

– Parce que celui qui porte ce nom est trop favorisé du ciel pour être le père d’un misérable tel que vous.

– Oh! de grands mots…

– Et de grands effets si vous n’y prenez garde!

– Des menaces!… Je ne les crains pas… Je dirai…

– Croyez-vous avoir affaire à des pygmées de votre espèce? dit Bertuccio d’un ton si calme et avec un regard si assuré qu’Andrea en fut remué jusqu’au fond des entrailles; croyez-vous avoir affaire à vos scélérats routiniers du bagne, ou à vos naïves dupes du monde?… Benedetto, vous êtes dans une main terrible, cette main veut bien s’ouvrir pour vous: profitez-en. Ne jouez pas avec la foudre qu’elle dépose pour un instant, mais qu’elle peut reprendre si vous essayez de la déranger dans son libre mouvement.