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Maximilien était appuyé à l’un de ces arbres, et fixait sur les deux tombes des yeux sans regard.

Sa douleur était profonde, presque égarée.

«Maximilien, lui dit le comte, ce n’est point là qu’il faut regarder, c’est là!»

Et il lui montra le ciel.

«Les morts sont partout, dit Morrel; n’est-ce pas ce que vous m’avez dit vous-même quand vous m’avez fait quitter Paris?

– Maximilien, dit le comte, vous m’avez demandé pendant le voyage à vous arrêter quelques jours à Marseille: est-ce toujours votre désir?

– Je n’ai plus de désir, comte, mais il me semble que j’attendrai moins péniblement ici qu’ailleurs.

– Tant mieux, Maximilien, car je vous quitte et j’emporte votre parole, n’est-ce pas?

– Ah! je l’oublierai, comte, dit Morrel, je l’oublierai!

– Non! vous ne l’oublierez pas, parce que vous êtes homme d’honneur avant tout, Morrel, parce que vous avez juré, parce que vous allez jurer encore.

– Ô Comte, ayez pitié de moi! Comte, je suis si malheureux!

– J’ai connu un homme plus malheureux que vous, Morrel.

– Impossible.

– Hélas! dit Monte-Cristo, c’est un des orgueils de notre pauvre humanité, que chaque homme se croie plus malheureux qu’un autre malheureux qui pleure et qui gémit à côté de lui.

– Qu’y a-t-il de plus malheureux que l’homme qui a perdu le seul bien qu’il aimât et désirât au monde?

– Écoutez, Morrel, dit Monte-Cristo, et fixez un instant votre esprit sur ce que je vais vous dire. J’ai connu un homme qui, ainsi que vous, avait fait reposer toutes ses espérances de bonheur sur une femme. Cet homme était jeune, il avait un vieux père qu’il aimait, une fiancée qu’il adorait; il allait l’épouser quand tout à coup un de ces caprices du sort qui feraient douter de la bonté de Dieu, si Dieu ne se révélait plus tard en montrant que tout est pour lui un moyen de conduire à son unité infinie, quand tout à coup un caprice du sort lui enleva sa liberté, sa maîtresse, l’avenir qu’il rêvait et qu’il croyait le sien (car aveugle qu’il était, il ne pouvait lire dans le présent) pour le plonger au fond d’un cachot.

– Ah! fit Morrel, on sort d’un cachot au bout de huit jours, au bout d’un mois, au bout d’un an.

– Il y resta quatorze ans, Morrel», dit le comte en posant sa main sur l’épaule du jeune homme.

Maximilien tressaillit.

«Quatorze ans! murmura-t-il.

– Quatorze ans, répéta le comte; lui aussi, pendant ces quatorze années, il eut bien des moments de désespoir; lui aussi, comme vous, Morrel, se croyant le plus malheureux des hommes, il voulut se tuer.

– Eh bien? demanda Morrel.

– Eh bien, au moment suprême, Dieu se révéla à lui par un moyen humain; car Dieu ne fait plus de miracles: peut-être au premier abord (il faut du temps aux yeux voilés de larmes pour se dessiller tout à fait), ne comprit-il pas cette miséricorde infinie du Seigneur mais enfin il prit patience et attendit. Un jour il sortit miraculeusement de la tombe, transfiguré, riche, puissant, presque dieu; son premier cri fut pour son père: son père était mort!

– Et à moi aussi mon père est mort, dit Morrel.

– Oui, mais votre père est mort dans vos bras, aimé heureux, honoré, riche, plein de jours; son père à lui était mort pauvre, désespéré, doutant de Dieu; et lorsque, dix ans après sa mort, son fils chercha sa tombe, sa tombe même avait disparu, et nul n’a pu lui dire: «C’est là que repose dans le Seigneur le cœur qui t’a tant aimé.»

– Oh! dit Morrel.

– Celui-là était donc plus malheureux fils que vous, Morrel, car celui-là ne savait pas même où retrouver la tombe de son père.

– Mais, dit Morrel, il lui restait la femme qu’il avait aimée, au moins.

– Vous vous trompez Morrel; cette femme…

– Elle était morte? s’écria Maximilien.

– Pis que cela: elle avait été infidèle; elle avait épousé un des persécuteurs de son fiancé. Vous voyez donc, Morrel, que cet homme était plus malheureux amant que vous!

– Et à cet homme, demanda Morrel, Dieu a envoyé la consolation?

– Il lui a envoyé le calme du moins.

– Et cet homme pourra encore être heureux un jour?

– Il l’espère, Maximilien.»

Le jeune homme laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

«Vous avez ma promesse, dit-il après un instant de silence, et tendant la main à Monte-Cristo: seulement rappelez-vous…

– Le 5 octobre, Morrel, je vous attends à l’île de Monte-Cristo. Le 4, un yacht vous attendra dans le port de Bastia; ce yacht s’appellera l’Eurus ; vous vous nommerez au patron qui vous conduira près de moi. C’est dit, n’est-ce pas, Maximilien?

– C’est dit, comte, et je ferai ce qui est dit; mais rappelez-vous que le 5 octobre…

– Enfant, qui ne sait pas encore ce que c’est que la promesse d’un homme… Je vous ai dit vingt fois que ce jour-là, si vous vouliez encore mourir, je vous aiderais, Morrel. Adieu.

– Vous me quittez?»

– Oui, j’ai affaire en Italie; je vous laisse seul, seul aux prises avec le malheur, seul avec cet aigle aux puissantes ailes que le Seigneur envoie à ses élus pour les transporter, à ses pieds. L’histoire de Ganymède n’est pas une fable, Maximilien, c’est une allégorie.

– Quand partez-vous?

– À l’instant même; le bateau à vapeur m’attend, dans une heure je serai déjà loin de vous; m’accompagnerez-vous jusqu’au port, Morrel?

– Je suis tout à vous, comte.

– Embrassez-moi.»

Morrel escorta le comte jusqu’au port; déjà la fumée sortait, comme un panache immense, du tube noir qui la lançait aux cieux. Bientôt le navire partit, et une heure après, comme l’avait dit Monte-Cristo, cette même aigrette de fumée blanchâtre rayait, à peine visible, l’horizon oriental, assombri par les premiers brouillards de la nuit.

CXIV. Peppino.

Au moment même où le bateau à vapeur du comte disparaissait derrière le cap Morgiou, un homme, courant la poste sur la route de Florence à Rome, venait de dépasser la petite ville d’Aquapendente. Il marchait assez pour faire beaucoup de chemin, sans toutefois devenir suspect.

Vêtu d’une redingote ou plutôt d’un surtout que le voyage avait infiniment fatigué, mais qui laissait voir brillant et frais encore un ruban de la Légion d’honneur répété à son habit, cet homme, non seulement à ce double signe, mais encore à l’accent avec lequel il parlait au postillon, devait être reconnu pour Français. Une preuve encore qu’il était né dans le pays de la langue universelle, c’est qu’il ne savait d’autres mots italiens que ces mots de musique qui peuvent, comme le goddam de Figaro, remplacer toutes les finesses d’une langue particulière.