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– Et vous vous chargeriez de faire parvenir cette pétition, monsieur?

– Avec le plus grand plaisir. Dantès pouvait être coupable alors; mais il est innocent aujourd’hui, et il est de mon devoir de faire rendre la liberté à celui qu’il a été de mon devoir de faire mettre en prison.»

Villefort prévenait ainsi le danger d’une enquête peu probable, mais possible, enquête qui le perdait sans ressource.

«Mais comment écrit-on au ministre?

– Mettez-vous là, monsieur Morrel, dit Villefort, en cédant sa place à l’armateur; je vais vous dicter.

– Vous auriez cette bonté?

– Sans doute. Ne perdons pas de temps, nous n’en avons déjà que trop perdu.

– Oui, monsieur, songeons que le pauvre garçon attend, souffre et se désespère peut-être.»

Villefort frissonna à l’idée de ce prisonnier le maudissant dans le silence et l’obscurité; mais il était engagé trop avant pour reculer: Dantès devait être brisé entre les rouages de son ambition.

«J’attends, monsieur», dit l’armateur assis dans le fauteuil de Villefort et une plume à la main.

Villefort alors dicta une demande dans laquelle, dans un but excellent, il n’y avait point à en douter, il exagérait le patriotisme de Dantès et les services rendus par lui à la cause bonapartiste; dans cette demande, Dantès était devenu un des agents les plus actifs du retour de Napoléon; il était évident qu’en voyant une pareille pièce, le ministre devait faire justice à l’instant même, si justice n’était point faite déjà.

La pétition terminée, Villefort la relut à haute voix.

«C’est cela, dit-il, et maintenant reposez-vous sur moi.

– Et la pétition partira bientôt, monsieur?

– Aujourd’hui même.

– Apostillée par vous?

– La meilleure apostille que je puisse mettre, monsieur, est de certifier véritable tout ce que vous dites dans cette demande.»

Et Villefort s’assit à son tour, et sur un coin de la pétition appliqua son certificat.

«Maintenant, monsieur, que faut-il faire? demanda Morrel.

– Attendre, reprit Villefort; je réponds de tout.»

Cette assurance rendit l’espoir à Morreclass="underline" il quitta le substitut du procureur du roi enchanté de lui, et alla annoncer au vieux père de Dantès qu’il ne tarderait pas à revoir son fils.

Quand à Villefort, au lieu de l’envoyer à Paris, il conserva précieusement entre ses mains cette demande qui, pour sauver Dantès dans le présent, le compromettait si effroyablement dans l’avenir, en supposant une chose que l’aspect de l’Europe et la tournure des événements permettaient déjà de supposer, c’est-à-dire une seconde Restauration.

Dantès demeura donc prisonnier: perdu dans les profondeurs de son cachot, il n’entendit point le bruit formidable de la chute du trône de Louis XVIII et celui, plus épouvantable encore, de l’écroulement de l’empire.

Mais Villefort, lui, avait tout suivi d’un œil vigilant, tout écouté d’une oreille attentive. Deux fois, pendant cette courte apparition impériale que l’on appela les Cent-Jours, Morrel était revenu à la charge, insistant toujours pour la liberté de Dantès, et chaque fois Villefort l’avait calmé par des promesses et des espérances; enfin, Waterloo arriva. Morrel ne reparut pas chez Villefort: l’armateur avait fait pour son jeune ami tout ce qu’il était humainement possible de faire; essayer de nouvelles tentatives sous cette seconde Restauration était se compromettre inutilement.

Louis XVIII remonta sur le trône. Villefort, pour qui Marseille était plein de souvenirs devenus pour lui des remords, demanda et obtint la place de procureur du roi vacante à Toulouse; quinze jours après son installation dans sa nouvelle résidence, il épousa Mlle Renée de Saint-Méran, dont le père était mieux en cour que jamais.

Voilà comment Dantès, pendant les Cent-Jours et après Waterloo, demeura sous les verrous, oublié, sinon des hommes, au moins de Dieu.

Danglars comprit toute la portée du coup dont il avait frappé Dantès, en voyant revenir Napoléon en France: sa dénonciation avait touché juste, et, comme tous les hommes d’une certaine portée pour le crime et d’une moyenne intelligence pour la vie ordinaire, il appela cette coïncidence bizarre un décret de la Providence.

Mais quand Napoléon fut de retour à Paris et que sa voix retentit de nouveau, impérieuse et puissante, Danglars eut peur; à chaque instant, il s’attendit à voir reparaître Dantès, Dantès sachant tout, Dantès menaçant et fort pour toutes les vengeances; alors il manifesta à M. Morrel le désir de quitter le service de mer, et se fit recommander par lui à un négociant espagnol, chez lequel il entra comme commis d’ordre vers la fin de mars, c’est-à-dire dix ou douze jours après la rentrée de Napoléon aux Tuileries; il partit donc pour Madrid, et l’on n’entendit plus parler de lui.

Fernand, lui, ne comprit rien. Dantès était absent, c’était tout ce qu’il lui fallait. Qu’était-il devenu? il ne chercha point à le savoir. Seulement, pendant tout le répit que lui donnait son absence, il s’ingénia, partie à abuser Mercédès sur les motifs de cette absence, partie à méditer des plans d’émigration et d’enlèvement; de temps en temps aussi, et c’étaient les heures sombres de sa vie, il s’asseyait sur la pointe du cap Pharo, de cet endroit où l’on distingue à la fois Marseille et le village des Catalans, regardant, triste et immobile comme un oiseau de proie, s’il ne verrait point, par l’une de ces deux routes, revenir le beau jeune homme à la démarche libre, à la tête haute qui, pour lui aussi, était devenu messager d’une rude vengeance. Alors, le dessein de Fernand était arrêté: il cassait la tête de Dantès d’un coup de fusil et se tuait après, se disait-il à lui-même, pour colorer son assassinat. Mais Fernand s’abusait: cet homme-là ne se fût jamais tué, car il espérait toujours.

Sur ces entrefaites, et parmi tant de fluctuations douloureuses, l’empire appela un dernier ban de soldats, et tout ce qu’il y avait d’hommes en état de porter les armes s’élança hors de France, à la voix retentissante de l’empereur. Fernand partit comme les autres, quittant sa cabane et Mercédès, et rongé de cette sombre et terrible pensée que, derrière lui peut-être, son rival allait revenir et épouser celle qu’il aimait.

Si Fernand avait jamais dû se tuer, c’était en quittant Mercédès qu’il l’eût fait.

Ses attentions pour Mercédès, la pitié qu’il paraissait donner à son malheur, le soin qu’il prenait d’aller au-devant de ses moindres désirs, avaient produit l’effet que produisent toujours sur les cœurs généreux les apparences du dévouement: Mercédès avait toujours aimé Fernand d’amitié; son amitié s’augmenta pour lui d’un nouveau sentiment, la reconnaissance.

«Mon frère, dit-elle en attachant le sac du conscrit sur les épaules du Catalan, mon frère, mon seul ami, ne vous faites pas tuer, ne me laissez pas seule dans ce monde, où je pleure et où je serai seule dès que vous n’y serez plus.»

Ces paroles, dites au moment du départ, rendirent quelque espoir à Fernand. Si Dantès ne revenait pas, Mercédès pourrait donc un jour être à lui.

Mercédès resta seule sur cette terre nue, qui ne lui avait jamais paru si aride, et avec la mer immense pour horizon. Toute baignée de pleurs, comme cette folle dont on nous raconte la douloureuse histoire, on la voyait errer sans cesse autour du petit village des Catalans: tantôt s’arrêtant sous le soleil ardent du Midi, debout, immobile, muette comme une statue, et regardant Marseille; tantôt assise au bord du rivage, écoutant ce gémissement de la mer, éternel comme sa douleur, et se demandant sans cesse s’il ne valait pas mieux se pencher en avant, se laisser aller à son propre poids, ouvrir l’abîme et s’y engloutir, que de souffrir ainsi toutes ces cruelles alternatives d’une attente sans espérance.