« – Je te remercie, mon fils! dit le vieillard à Carlini; maintenant, laisse-moi seul.
« – Mais cependant… dit celui-ci.
« – Laisse-moi, je te l’ordonne.
«Carlini obéit, alla rejoindre ses camarades, s’enveloppa dans son manteau, et bientôt parut aussi profondément endormi que les autres.
«Il avait été décidé la veille que l’on changerait de campement.
«Une heure avant le jour Cucumetto éveilla ses hommes et l’ordre fut donné de partir.
«Mais Carlini ne voulut pas quitter la forêt sans savoir ce qu’était devenu le père de Rita.
«Il se dirigea vers l’endroit où il l’avait laissé.
«Il trouva le vieillard pendu à une des branches du chêne qui ombrageait la tombe de sa fille.
«Il fit alors sur le cadavre de l’un et sur la fosse de l’autre le serment de les venger tous deux.
«Mais il ne put tenir ce serment; car, deux jours après dans une rencontre avec les carabiniers romains, Carlini fut tué.
«Seulement, on s’étonna que, faisant face à l’ennemi, il eût reçu une balle entre les deux épaules.
«L’étonnement cessa quand un des bandits eut fait remarquer à ses camarades que Cucumetto était placé dix pas en arrière de Carlini lorsque Carlini était tombé.
«Le matin du départ de la forêt de Frosinone, il avait suivi Carlini dans l’obscurité, avait entendu le serment qu’il avait fait, et, en homme de précaution, il avait pris l’avance.
«On racontait encore sur ce terrible chef de bande dix autres histoires non moins curieuses que celle-ci.
«Ainsi, de Fondi à Pérouse, tout le monde tremblait au seul nom de Cucumetto.
«Ces histoires avaient souvent été l’objet des conversations de Luigi et de Teresa.
«La jeune fille tremblait fort à tous ces récits; mais Vampa la rassurait avec un sourire, frappant son bon fusil, qui portait si bien la balle; puis, si elle n’était pas rassurée, il lui montrait à cent pas quelque corbeau perché sur une branche morte, le mettait en joue, lâchait la détente, et l’animal, frappé, tombait au pied de l’arbre.
«Néanmoins, le temps s’écoulait: les deux jeunes gens avaient arrêté qu’ils se marieraient lorsqu’ils auraient, Vampa vingt ans, et Teresa dix-neuf.
«Ils étaient orphelins tous deux; ils n’avaient de permission à demander qu’à leur maître; ils l’avaient demandée et obtenue.
«Un jour qu’ils causaient de leur projet d’avenir, ils entendirent deux ou trois coups de feu; puis tout à coup un homme sortit du bois près duquel les deux jeunes gens avaient l’habitude de faire paître leurs troupeaux, et accourut vers eux.
«Arrivé à la portée de la voix:
« – Je suis poursuivi! leur cria-t-il; pouvez-vous me cacher?
«Les deux jeunes gens reconnurent bien que ce fugitif devait être quelque bandit; mais il y a entre le paysan et le bandit romain une sympathie innée qui fait que le premier est toujours prêt à rendre service au second.
«Vampa, sans rien dire, courut donc à la pierre qui bouchait l’entrée de leur grotte, démasqua cette entrée en tirant la pierre à lui, fit signe au fugitif de se réfugier dans cet asile inconnu de tous, repoussa la pierre sur lui et revint s’asseoir près de Teresa.
«Presque aussitôt, quatre carabiniers à cheval apparurent à la lisière du bois; trois paraissaient être à la recherche du fugitif, le quatrième traînait par le cou un bandit prisonnier.
«Les trois carabiniers explorèrent le pays d’un coup d’œil, aperçurent les deux jeunes gens, accoururent à eux au galop, et les interrogèrent.
«Ils n’avaient rien vu.
« – C’est fâcheux, dit le brigadier, car celui que nous cherchons, c’est le chef.
« – Cucumetto? ne purent s’empêcher de s’écrier ensemble Luigi et Teresa.
« – Oui, répondit le brigadier; et comme sa tête est mise à prix à mille écus romains, il y en aurait eu cinq cents pour vous si vous nous aviez aidés à le prendre.
«Les deux jeunes gens échangèrent un regard. Le brigadier eut un instant d’espérance. Cinq cents écus romains font trois mille francs, et trois mille francs sont une fortune pour deux pauvres orphelins qui vont se marier.
« – Oui, c’est fâcheux, dit Vampa, mais nous ne l’avons pas vu.
«Alors les carabiniers battirent le pays dans des directions différentes, mais inutilement.
«Puis, successivement, ils disparurent.
«Alors Vampa alla tirer la pierre, et Cucumetto sortit.
«Il avait vu, à travers les jours de la porte de granit, les deux jeunes gens causer avec les carabiniers; il s’était douté du sujet de leur conversation, il avait lu sur le visage de Luigi et de Teresa l’inébranlable résolution de ne point le livrer et tira de sa poche une bourse pleine d’or et la leur offrit.
«Mais Vampa releva la tête avec fierté; quant à Teresa, ses yeux brillèrent en pensant à tout ce qu’elle pourrait acheter de riches bijoux et beaux habits avec cette bourse pleine d’or.
«Cucumetto était un Satan fort habile: il avait pris la forme d’un bandit au lieu de celle d’un serpent; il surprit ce regard, reconnut dans Teresa une digne fille d’Ève, et rentra dans la forêt en se retournant plusieurs fois sous prétexte de saluer ses libérateurs.
«Plusieurs jours s’écoulèrent sans que l’on revit Cucumetto, sans qu’on entendit reparler de lui.
«Le temps du carnaval approchait. Le comte de San-Felice annonça un grand bal masqué où tout ce que Rome avait de plus élégant fut invité.
«Teresa avait grande envie de voir ce bal. Luigi demanda à son protecteur l’intendant la permission pour elle et pour lui d’y assister cachés parmi les serviteurs de la maison. Cette permission lui fut accordée.
«Ce bal était surtout donné par le comte pour faire plaisir à sa fille Carmela, qu’il adorait.
«Carmela était juste de l’âge et de la taille de Teresa, et Teresa était au moins aussi belle que Carmela.
«Le soir du bal, Teresa mit sa plus belle toilette ses plus riches aiguilles, ses plus brillantes verroteries. Elle avait le costume des femmes de Frascati.
«Luigi avait l’habit si pittoresque du paysan romain les jours de fête.
«Tous deux se mêlèrent, comme on l’avait permis, aux serviteurs et aux paysans.
«La fête était magnifique. Non seulement la villa était ardemment illuminée, mais des milliers de lanternes de couleur étaient suspendues aux arbres du jardin. Aussi bientôt le palais eut-il débordé sur les terrasses et les terrasses dans les allées.
«À chaque carrefour il y avait un orchestre, des buffets et des rafraîchissements; les promeneurs s’arrêtaient, les quadrilles se formaient et l’on dansait là où il plaisait de danser.
«Carmela était vêtue en femme de Sonino. Elle avait son bonnet tout brodé de perles, les aiguilles de ses cheveux étaient d’or et de diamants, sa ceinture était de soie turque à grandes fleurs brochées, son surtout et son jupon étaient de cachemire, son tablier était de mousseline des Indes; les boutons de son corset étaient autant de pierreries.
«Deux autres de ses compagnes étaient vêtues, l’une en femme de Nettuno, l’autre en femme de la Riccia.
«Quatre jeunes gens des plus riches et des plus nobles familles de Rome les accompagnaient avec cette liberté italienne qui a son égale dans aucun autre pays du monde: ils étaient vêtus de leur côté en paysans d’Albano, de Velletri, de Civita-Castellana et de Sora.
«Il va sans dire que ces costumes de paysans, comme ceux de paysannes, étaient resplendissant d’or et de pierreries.
«Il vint à Carmela l’idée de faire un quadrille uniforme, seulement il manquait une femme.
«Carmela regardait tout autour d’elle, pas une de ses invitées n’avait un costume analogue au sien et à ceux de ses compagnes.
«Le comte San-Felice lui montra, au milieu des paysannes, Teresa appuyée au bras de Luigi.
« – Est-ce que vous permettez, mon père? dit Carmela.
« – Sans doute, répondit le comte, ne sommes-nous pas en carnaval!