– À peu près!
– Et vous avez parlé…
– Des morts.
– Ah! s’écria Albert, c’était en vérité fort récréatif. Eh bien, moi, je vous promets que si j’ai le bonheur d’être le cavalier de la belle comtesse dans une pareille promenade, je ne lui parlerai que des vivants.
– Et vous aurez peut-être tort.
– En attendant, vous allez me présenter à elle comme vous me l’avez promis?
– Aussitôt la toile baissée.
– Que ce diable de premier acte est long!
– Écoutez le finale, il est fort beau, et Coselli le chante admirablement.
– Oui, mais quelle tournure!
– La Spech y est on ne peut plus dramatique.
– Vous comprenez que lorsqu’on a entendu la Sontag et la Malibran…
– Ne trouvez-vous pas la méthode de Moriani excellente?
– Je n’aime pas les bruns qui chantent blond.
– Ah! mon cher, dit Franz en se retournant, tandis qu’Albert continuait de lorgner, en vérité vous êtes par trop difficile!»
Enfin la toile tomba à la grande satisfaction du vicomte de Morcerf, qui prit son chapeau, donna un coup de main rapide à ses cheveux, à sa cravate et à ses manchettes, et fit observer à Franz qu’il l’attendait.
Comme de son côté, la comtesse, que Franz interrogeait des yeux, lui fit comprendre par un signe, qu’il serait le bienvenu, Franz ne mit aucun retard à satisfaire l’empressement d’Albert, et faisant – suivi de son compagnon qui profitait du voyage pour rectifier les faux plis que les mouvements avaient pu imprimer à son col de chemise et au revers de son habit – le tour de l’hémicycle, il vint frapper à la loge №4, qui était celle qu’occupait la comtesse.
Aussitôt le jeune homme qui était assis à côté d’elle sur le devant de la loge se leva, cédant sa place, selon l’habitude italienne, au nouveau venu, qui doit la céder à son tour lorsqu’une autre visite arrive.
Franz présenta Albert à la comtesse comme un de nos jeunes gens les plus distingués par sa position sociale et par son esprit; ce qui, d’ailleurs, était vrai; car à Paris, et dans le milieu où vivait Albert, c’était un cavalier irréprochable. Il ajouta que, désespéré de n’avoir pas su profiter du séjour de la comtesse à Paris pour se faire présenter à elle, il l’avait chargé de réparer cette faute, mission dont il s’acquittait en priant la comtesse, près de laquelle il aurait eu besoin lui-même d’un introducteur, d’excuser son indiscrétion.
La comtesse répondit en faisant un charmant salut à Albert et en tendant la main à Franz.
Albert, invité par elle, prit la place vide sur le devant, et Franz s’assit au second rang derrière la comtesse.
Albert avait trouvé un excellent sujet de conversation: c’était Paris, il parlait à la comtesse de leurs connaissances communes. Franz comprit qu’il était sur le terrain. Il le laissa aller, et, lui demandant sa gigantesque lorgnette, il se mit à son tour à explorer la salle.
Seule sur le devant d’une loge, placée au troisième rang en face d’eux, était une femme admirablement belle, vêtue d’un costume grec, qu’elle portait avec tant d’aisance qu’il était évident que c’était son costume naturel.
Derrière elle, dans l’ombre, se dessinait la forme d’un homme dont il était impossible de distinguer le visage.
Franz interrompit la conversation d’Albert et de la comtesse pour demander à cette dernière si elle connaissait la belle Albanaise qui était si digne d’attirer non seulement l’attention des hommes, mais encore des femmes.
«Non, dit-elle; tout ce que je sais, c’est qu’elle est à Rome depuis le commencement de la saison; car, à l’ouverture du théâtre, je l’ai vue où elle est, et depuis un mois elle n’a pas manqué une seule représentation, tantôt accompagnée de l’homme qui est avec elle en ce moment, tantôt suivie simplement d’un domestique noir.
– Comment la trouvez-vous, comtesse?
– Extrêmement belle. Medora devait ressembler à cette femme.»
Franz et la comtesse échangèrent un sourire. Elle se remit à causer avec Albert, et Franz à lorgner son Albanaise.
La toile se leva sur le ballet. C’était un de ces bons ballets italiens mis en scène par le fameux Henri qui s’était fait, comme chorégraphe, en Italie, une réputation colossale, que le malheureux est venu perdre au théâtre nautique; un de ces ballets où tout le monde, depuis le premier sujet jusqu’au dernier comparse, prend une part si active à l’action, que cent cinquante personnes font à la fois le même geste et lèvent ensemble ou le même bras ou la même jambe.
On appelait ce ballet Poliska.
Franz était trop préoccupé de sa belle Grecque pour s’occuper du ballet, si intéressant qu’il fût. Quant à elle, elle prenait un plaisir visible à ce spectacle, plaisir qui faisait une opposition suprême avec l’insouciance profonde de celui qui l’accompagnait, et qui, tant que dura le chef-d’œuvre chorégraphique, ne fit pas un mouvement, paraissant, malgré le bruit infernal que menaient les trompettes, les cymbales et les chapeaux chinois à l’orchestre, goûter les célestes douceurs d’un sommeil paisible et radieux.
Enfin le ballet finit, et la toile tomba au milieu des applaudissements frénétiques d’un parterre enivré.
Grâce à cette habitude de couper l’opéra par un ballet, les entractes sont très courts en Italie, les chanteurs ayant le temps de se reposer et de changer de costume tandis que les danseurs exécutent leurs pirouettes et confectionnent leurs entrechats.
L’ouverture du second acte commença; aux premiers coups d’archet, Franz vit le dormeur se soulever lentement et se rapprocher de la Grecque, qui se retourna pour lui adresser quelques paroles, et s’accouda de nouveau sur le devant de la loge.
La figure de son interlocuteur était toujours dans l’ombre, et Franz ne pouvait distinguer aucun de ses traits.
La toile se leva, l’attention de Franz fut nécessairement attirée par les acteurs, et ses yeux quittèrent un instant la loge de la belle Grecque pour se porter vers la scène.
L’acte s’ouvre, comme on sait, par le duo du rêve: Parisina, couchée, laisse échapper devant Azzo le secret de son amour pour Ugo; l’époux trahi passe par toutes les fureurs de la jalousie, jusqu’à ce que, convaincu que sa femme lui est infidèle, il la réveille pour lui annoncer sa prochaine vengeance.
Ce duo est un des plus beaux, des plus expressifs et des plus terribles qui soient sortis de la plume féconde de Donizetti. Franz l’entendait pour la troisième fois, et quoiqu’il ne passât pas pour un mélomane enragé, il produisit sur lui un effet profond. Il allait en conséquence joindre ses applaudissements à ceux de la salle, lorsque ses mains, prêtes à se réunir, restèrent écartées, et que le bravo qui s’échappait de sa bouche expira sur ses lèvres.
L’homme de la loge s’était levé tout debout, et, sa tête se trouvant dans la lumière, Franz venait de retrouver le mystérieux habitant de Monte-Cristo, celui dont la veille il lui avait si bien semblé reconnaître la taille et la voix dans les ruines du Colisée.
Il n’y avait plus de doute, l’étrange voyageur habitait Rome.
Sans doute l’expression de la figure de Franz était en harmonie avec le trouble que cette apparition jetait dans son esprit, car la comtesse le regarda, éclata de rire, et lui demanda ce qu’il avait.
«Madame la comtesse, répondit Franz, je vous ai demandé tout à l’heure si vous connaissiez cette femme albanaise: maintenant je vous demanderai si vous connaissez son mari.
– Pas plus qu’elle, répondit la comtesse.
– Vous ne l’avez jamais remarqué?
– Voilà bien une question à la française! Vous savez bien que, pour nous autres Italiennes, il n’y a pas d’autre homme au monde que celui que nous aimons!
– C’est juste, répondit Franz.
– En tout cas, dit-elle en appliquant les jumelles d’Albert à ses yeux et en les dirigeant vers la loge, ce doit être quelque nouveau déterré, quelque trépassé sorti du tombeau avec la permission du fossoyeur car il me semble affreusement pâle.