Tout en accueillant un invité qui venait d'arriver, qu'il présentait - Franz Leiburg, «un ami d'un demi-siècle; osons l'avouer, Franz est pour moi, le plus grand écrivain allemand vivant » -, Morandi ne quittait pas Joan des yeux.
Elle s'était éloignée, s'approchant de la balustrade qui surplombait le lac, recevant le vent de plein fouet, écoutant le bruit des vagues courtes qui frappaient la berge. Elle imaginait les formes noires frôlant la vase et repensait aux propos de Morandi, à cette scène près du bassin, à ces statues, à ces colonnes plongées dans la pénombre des pièces du rez-de-chaussée, à ce décor prétentieux, à la vanité de Morandi qui, décidément, lui déplaisait, l'inquiétait peut-être, la gênait surtout.
Elle s'était tournée et l'avait vu lui indiquer avec arrogance une place à table, à côté de lui.
Elle l'avait ignoré, s'était installée à la droite de Leiburg, un vieil homme aux gestes lents et précis, à la voix ténue, au visage si décharné que Joan avait d'abord évité de le regarder tant l'ossature des mâchoires, du crâne était visible sous la peau tendue, blanchâtre, conférant à ses traits l'aspect d'un masque mortuaire. Cependant, elle avait été attirée peu à peu par la luminosité et l'intensité de ses yeux bleus où semblait se concentrer tout ce qui restait de vie dans son corps de vieillard.
Leiburg l'avait questionnée. Lui aussi avait été journaliste, autrefois, bien sûr, quand les dieux de l'époque, les Mussolini, les Hitler, les Pavelic, les Franco se croyaient victorieux, éternels, tout comme aujourd'hui notre ami Morandi, vous ne trouvez pas? Il les avait tous interviewés, et pftt, ils étaient morts.
Savait-elle qu'il avait vécu dans cette Villa Bardi les jours les plus passionnants de sa vie? Il revenait ici quand il le pouvait, quand Carlo l'invitait, parce qu'une part de sa jeunesse était restée là, entre ces montagnes, dans ce lac, ce parc, ces pièces. Elle n'imaginait pas ces heures-là. « C'était au printemps de 1945, Carlo avait une dizaine d'années, nous étions encerclés. J'ai réussi à traverser le lac, à rejoindre Dongo, où se trouvait Mussolini, avant qu'on ne le tue, puis je suis revenu ici, espérant gagner la Suisse. C'était des semaines d'une beauté tragique. »
Il avait soupiré. Si nombreux avaient été les morts : d'abord les faux dieux, mais tant de jeunes gens avec eux, des femmes « aussi belles et aussi séduisantes que vous », noyées là - d'un mouvement du menton, il montrait le lac. Ces massacres comme autant de purifications, mais autour, rien ne change jamais. La cascade continue de couler, les gouttes passent si vite, nous sommes déjà ailleurs, emportés, mais la source continue de jaillir avec la même énergie, et d'autres nous remplacent, n'est-ce pas : « Vous, si jeune. »
Il avait pris le bras de Joan et l'avait serré de sa main sèche et glacée.
Joan n'avait pas entendu Morandi s'approcher.
Il avait fait le tour de la table, lui reprochait de l'avoir délaissé, de lui avoir préféré ce vieux diable de Leiburg. Que lui confiait-il donc?
Leiburg avait tourné la tête, grimaçant comme si ce mouvement lui avait été douloureux. Il parlait du passé, avait-il répondu, de quoi d'autre pouvait-il encore parler? Il était lui-même un vestige.
Morandi avait haussé les épaules, chuchoté à Joan qu'il n'y avait ni passé ni présent, ni même futur : seulement le désir.
Elle n'avait pas rapporté cette confidence dans son article, peut-être parce qu'elle avait été troublée par cette voix grave et par la main que Morandi avait familièrement posée sur sa nuque, au-dessous des cheveux.
10.
CETTE voix, celle de Carlo Morandi, l'homme l'avait aussitôt reconnue.
Il s'était recroquevillé dans sa barque et l'écoutait, portée par le vent.
Il n'avait plus prêté attention aux lignes qu'il avait lancées, et comme il ne ramait pas, que le moteur était arrêté, il s'était mis à dériver, se rapprochant de Bellagio, du chantier de fouilles que Morandi avait ouvert au pied de la Villa Bardi.
C'était là que l'homme, quelques années auparavant, avait sorti de l'eau cette statue enveloppée d'algues et de boue.
Il se souvenait des exclamations de Morandi, de son cri quand la jeune femme de marbre était apparue, accrochée à la drague.
Cette voix-là, grave et autoritaire, un peu voilée, il suffisait à l'homme de quelques-uns de ses accents, même déformés par le vent, pour l'identifier et se souvenir.
Elle l'avait poursuivi toute son enfance.
Il avait le même âge et la même taille que Carlo Morandi, mais c'est lui qui subissait quand Morandi ordonnait.
« Creuse », disait celui-ci. Et il avait fallu qu'à coups de pelle et de pioche il défonce le sol caillouteux du parc, en bordure des massifs de lauriers.
« Couche-toi. » Il s'était allongé dans le trou et Morandi l'avait recouvert de branches, de fleurs roses.
« Tu es mort, ne bouge plus. » Et il était resté immobile.
« Ferme les yeux. » Et il avait encore une fois obéi.
Morandi avait jeté de la terre sur lui et ce n'est que lorsque son visage avait été recouvert que Morandi lui avait crié : «Ressuscite, idiot!»
Et il s'était levé.
Cette voix, elle le faisait encore frissonner.
Il avait rentré ses lignes, renoncé à pêcher ces poissons argentés qui vivaient dans les grands fonds, au large de la Villa Bardi, et dont la chair était blanche et savoureuse. Il avait commencé à ramer pour se rapprocher de Dongo, de ces berges que frôlaient les égorgeurs noirs, les détrousseurs, ces poissons ventrus aux écailles gluantes qui se tenaient sur la vase et que nul ne pêchait, parce qu'ils sentaient la pourriture et la mort.
Tout en s'éloignant, il n'avait cessé de regarder la Villa Bardi, devinant sur la terrasse éclairée des silhouettes, ombres derrière les tentes, et il avait à nouveau entendu cette voix dominant toutes les autres, imposant pour quelques instants le silence. Elle claquait alors, distincte, dure, atteignant l'homme qui s'était mis à ramer plus vite; puis, quand il avait jugé qu'il s'était suffisamment écarté de la villa, il avait lancé le moteur.
Il s'était alors dirigé vers le nord, rentrant dans les zones obscures où le lac s'élargit. Sur les berges, les lumières se faisaient plus rares. Il s'était alors souvenu de la façon dont la voix lui avait commandé, jadis, de s'enfoncer dans le souterrain qui, des caves de la villa, descendait vers le lac.
- Avance, avance, je te dis.
Des rats filaient entre ses jambes nues cependant que Morandi le poussait.
- Allons, va!
Morandi portait la torche et hurlait de temps à autre : « Ne bouge pas, ne te retourne pas ! »
La lumière déclinait, la nuit montait dans le souterrain avec le silence rompu par des couinements de rats ou les battements d'ailes de volatiles nichant entre les pierres de la voûte.
Morandi était ressorti, le laissant seul; depuis l'entrée du souterrain, il lui avait ordonné de continuer: « Je vais te retrouver sur la berge. Si tu n'es pas là, gare à toi! »
L'homme se souvenait de cette voix et de ses frayeurs d'enfant, de l'humidité qui suintait, de ce grondement qui montait : il imaginait qu'il s'agissait de la respiration d'un ogre, alors que c'était seulement le vent qui s'engouffrait dans le souterrain.
- Retourne à la villa, maintenant, lançait Morandi.
Et il fallait reprendre le chemin parcouru, tâtonner. Parfois, Morandi avait fermé la porte donnant accès aux caves. Il fallait alors taper, taper à coups de poing pour qu'enfin quelqu'un vienne, un jardinier ou bien Maria.
Maria était la « petite bonne », la mère de l'homme. Elle avait été baptisée sous le nom d'Angela, mais Italina Bardi, la grand-mère de Carlo Morandi, madame la comtesse Bardi, qui régnait sur la villa et même sur le village de Bellagio, appelait toutes ses bonnes - ses «petites bonnes », qu'elle engageait quand elles avaient quinze ans — Maria.