- Cela te plaît, j'espère? Sois honorée, ma fille, c'est le nom de la mère du Christ, tu le sais.
Maria serrait son fils contre elle dans la pénombre de la cave, essuyait ses larmes, murmurait qu'il ne fallait plus jouer avec ce monstre de Carlo Morandi : « Ils sont tous comme ça, sans coeur. Échappe-toi dès que tu l'entends. »
Mais Morandi appelait, impérieux, irrité déjà : « Où es-tu? Ne me fais pas attendre! Je sais qu'on t'a ouvert, viens, je t'attends ! »
Ils avaient eu l'un et l'autre une dizaine d'années en cet hiver glacial et pluvieux de 1944-45.
On tirait dans les montagnes; les détonations roulaient sur le lac comme une houle énorme qui venait heurter les berges, éclatait en cent échos. Des convois passaient sur les routes sinueuses. Certains s'arrêtaient pour quelques jours sous les arbres du parc et les soldats déambulaient, allumant des feux pour se réchauffer.
A la sortie de Bellagio, ils avaient accroché aux troncs des arbres, des écriteaux marqués d'une tête de mort : «Achtung Banditi ».
Au printemps 1945, des Allemands s'étaient installés au rez-de-chaussée de la Villa Bardi et des ministres fascistes, accompagnés de leurs épouses, habitaient les chambres du premier étage.
Un soir de la mi-avril, une grande femme aux cheveux bouclés noirs était descendue d'une voiture conduite par un officier allemand. Elle portait un manteau de fourrure qui, dans le souvenir de l'homme, était de couleur rousse. L'officier était tête nue, il marchait près de cette femme en se tenant un peu voûté, les mains derrière le dos.
La femme avait crié : « Mère, mère ! », et la comtesse Bardi était apparue sur la terrasse. « Où est mon fils? » avait demandé la femme.
Elle avait vu Carlo, s'était précipitée vers lui, l'empoignant, l'enlaçant, le couvrant de baisers fougueux.
La comtesse Bardi lançait, tout en descendant l'escalier : « Paola, Paola, voyons !»
Carlo Morandi s'était débattu, tentant de repousser sa mère. A la fin, il y était parvenu cependant que la grande femme hurlait : « Franz, Franz, dites-lui d'obéir ! » Mais l'officier allemand était resté immobile.
En ces derniers jours d'avril, Carlo Morandi avait été plus brutal encore. Il avait ordonné au fils de Maria de crever les pneus d'une voiture allemande garée sous les eucalyptus. Puis il avait menacé de le dénoncer.
- Je me tais si tu lui craches dessus, avait-il dit en montrant l'officier qui accompagnait sa mère.
Heureusement, celui qu'on appelait le lieutenant Franz Leiburg avait quitté la Villa Bardi afin de gagner l'autre rive du lac.
- On va le guetter, avait alors décrété Morandi.
Le fils de Maria avait dû s'asseoir près de lui sous les massifs de lauriers, malgré la pluie qui, en ce printemps tardif, tombait encore, drue et froide.
- Ma mère est une putain. Tu l'as vue, avec cet officier, ce porc! Tu l'as vue!
Il avait dû répondre par l'affirmative. Morandi l'avait alors empoigné par le cou :
- Ta mère aussi est une putain, dis-le !
Mais il avait eu beau frapper le fils de Maria, qui ne s'était point défendu, jamais Carlo Morandi n'avait réussi à lui faire répéter ces mots-là.
Leiburg était revenu de Dongo. Il marchait dans le parc à grandes enjambées, pressait la mère de Morandi de partir. Le bateau attendait. Elle devait fuir seule, disait-il. Lui, gagnerait Côme par la route. Il était officier allemand, pas fasciste. Il n'avait rien à voir avec Mussolini. On ne le tuerait peut-être pas. Mais eux, les Italiens, les Chemises noires, on les haïssait. Elle devait comprendre!
L'homme se souvenait de ces mots échangés devant la grille du parc, puis de la comtesse Italina Bardi qui criait : « Il faut passer par le souterrain! » De la mère de Carlo qui, son manteau de fourrure lui battant les chevilles, courait sur les graviers, disparaissait dans la cave. Et le moteur de la barque qui hoquetait, en bas contre la berge, à la sortie du souterrain.
La Villa Bardi s'était vidée en quelques heures. On tirait sans discontinuer dans les montagnes du nord, mais c'était des sons assourdis, lointains, que le vent ne poussait plus et qu'aucun écho ne faisait rouler d'une rive à l'autre.
Carlo Morandi allait et venait dans le parc, donnait des ordres : « Suis-moi », « Couche-toi », « Debout. » « Va voir. » Il brandissait une longue baïonnette allemande dont il menaçait le fils de Maria : « Obéis », Avance. »
Il avait fallu sortir du parc, marcher sur la route de Bellagio. Tout à coup, après un tournant, ils avaient vu, au milieu de la chaussée, un side-car jaune dont le moteur tournait encore. Le soldat allemand était tombé, sans doute tué par une rafale. Morandi s'était approché, l'avait saisi par les épaules : « Aide-moi, hurlait-il, aide-moi ! »
Les deux enfants avaient traîné le mort jusqu'au bord de la route qui, à cet endroit, surplombe le lac. C'était la fin de la journée. Le vent ne s'était pas encore levé. Le soldat sentait le suint, le cuir, l'essence. Il était lourd comme une pierre.
- Pousse-le, pousse-le ! criait Morandi.
Le corps avait glissé puis roulé sur la berge et avait disparu sans même un remous. L'eau calme l'avait englouti.
- Conduis, avait ordonné Morandi, conduis!
Morandi s'était assis dans le side-car et le fils de Maria avait dû serrer la moto entre ses cuisses nues. Elle était encore chaude. Il avait fallu toucher ici et là des leviers, des manettes et, brusquement, elle s'était ébranlée cependant que Morandi hurlait qu'il fallait accélérer: «Plus vite, va plus vite ! »
La moto vibrait, le moteur toussait.
Quand l'homme, plus tard, s'était retrouvé pour la première fois aux commandes de la drague, quand son corps avait tremblé avec l'engin dont les chenilles patinaient sur le sol meuble de la berge, il s'était souvenu de cette moto, un dernier jour d'avril, alors que tous les volets de Bellagio étaient tirés et qu'au contraire les portes et les fenêtres de la Villa Bardi battaient, grandes ouvertes, après la fuite des Allemands et des ministres fascistes. Incapables de relancer le moteur, ils avaient laissé le side-car sur la place de Bellagio et étaient montés à la villa par les sentiers.
- Plus personne, avait lancé Morandi dans un cri de joie, plus personne !, et il avait bousculé le fils de Maria.
L'un et l'autre étaient saisis par le silence que venaient briser, à intervalles réguliers, les claquements secs des persiennes contre la façade.
- Reste là, avait ordonné Morandi.
Il avait gravi en courant l'escalier donnant sur la terrasse. Le fils de Maria avait attendu, percevant des bruits de pas, des voix et, tout à coup, ce hurlement aigu qui s'était enfoncé en lui. Le corps transpercé, il avait couru, traversé le parc, gravi l'escalier, enjambant les marches, et découvert sa mère étendue sur le parquet.
Il lui semblait qu'il avait d'abord vu des fleurs roses au centre des carreaux de mosaïque, et seulement après sa mère, les vêtements déchirés, du sang sur la gorge.
Morandi se tenait contre la cloison, le menton tremblant, les yeux fixes.
- C'est les Allemands, avait-il dit.
Sa voix était changée, rauque.
Il avait répété ces mots : « C'est les Allemands. »
Où était la longue baïonnette qu'il serrait dans son poing quand il était entré dans la villa?
- Sors! avait-il ordonné.
Il avait poussé le fils de Maria sur la terrasse, puis dans l'escalier. Il l'avait contraint à courir, l'insultant, le rudoyant quand le souffle lui manquait, qu'il tournait la tête, qu'il lui semblait entendre à nouveau ce hurlement.
Qui avait crié? Carlo Morandi ou bien Maria, la petite bonne, sa mère?
- Avance, cours! répétait Morandi. Sinon, ils nous tuent aussi!
Ils avaient retrouvé la place de Bellagio. Des hommes se tenaient agenouillés sous les arcades, à l'affût. Le side-car était toujours immobile au milieu de la chaussée.
Avec de grands gestes, on leur avait commandé de se mettre à l'abri.