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Le visage plutôt oblong, osseux, la peau bronzée sous des cheveux argentés, c'est à peine si on distinguait, barrant son front, une cicatrice oblique qu'on eût pu prendre pour une ride un peu profonde.

14.

LA cicatrice partageait le front de Carlo Morandi en deux parties inégales : la plus vaste à gauche, l'autre cachée par une mèche, limitée par cette ligne partant de la base du nez et qui se perdait sous les cheveux.

Presque toujours, quand elles étaient couchées contre Morandi, ou bien assises sur sa poitrine, les femmes suivaient du bout du doigt ce sillon de peau un peu moins brune qui se prolongeait loin, jusqu'au milieu du crâne. La pierre lancée par le fils de Maria, celui qu'on allait surnommer Angelo Trovato, était un éclat de bloc calcaire dont l'un des angles était aussi tranchant qu'une hache, et c'est lui qui avait frappé Morandi, faisant jaillir le sang.

Lorsque la comtesse Italina Bardi s'était agenouillée en continuant de crier, d'appeler à l'aide, regardant tout autour d'elle et apercevant, derrière les massifs de lauriers, la silhouette de ce fils du diable, de cet assassin qu'elle avait nourri, elle avait pensé que Carlo allait mourir ou bien rester aveugle, paralysé.

L'espace d'un instant, elle avait imaginé l'enfant assis dans le parc, enveloppé de couvertures, les yeux clos, une entaille profonde défigurant son visage, et elle lui lisait à voix basse I Promessi Sposi, « Les Fiancés », dont l'action se déroulait par ici, non loin du lac. Vivant cela, elle avait poussé un cri encore plus aigu, car elle ne pouvait croire que Carlo Morandi ne posséderait jamais aucune femme, qu'il ne serait jamais fiancé, lui, déjà si vigoureux, déjà si mâle, un vrai Bardi - et elle s'était réjouie de ne rien savoir du père, Mussolini, maudit ce porc, si c'était lui, puisqu'il avait provoqué la mort de cette pauvre Paola, mais Carlo, non, non, Carlo, lui, ne mourrait pas!

Morandi avait la tête dure, il s'était remis en quelques jours et, quand elle le regardait, la comtesse Italina Bardi se signait.

Il voyait, il courait, il sifflait. Avec ses pansements blancs qui lui ceignaient le front, on eût dit un cheik, et durant des mois elle l'avait appelé mon petit sultan. Elle avait même réussi à se persuader que Dieu avait voulu cette blessure pour les sauver, eux. Car plus personne ne s'était hasardé dans le parc de la villa, comme si, avec la mort de Paola et la blessure de Carlo, les Bardi avaient assez payé.

Le nouveau maire de Bellagio, un partisan, peut-être un communiste - un rouge en tout cas -, avait lentement gravi les escaliers conduisant à la terrasse. Il tenait son chapeau à la main, bien poliment.

Il avait appris, disait-il, pour le petit-fils. Querelle de gosses, n'est-ce pas? L'autre a dû se noyer en essayant de traverser le lac. C'est la guerre, les esprits sont tous dérangés. Mais la guerre est finie, non? Il faut la paix. Nous sommes des gens pacifiques, vous savez, comtesse. Chacun a eu sa part de souffrances. Vous avez eu la vôtre. La vie recommence. Nous sommes tous d'ici, de la même patrie. Nous avons tous ce lac dans les yeux, ces parfums de notre terre en nous.

Il avait tendu la main et la comtesse l'avait prise, disant qu'il parlait noblement, ce qui ne l'étonnait pas, car les gens du lac ont le coeur fier, le sens de la justice et de l'honneur. Puisque son petit-fils vivait, elle n'avait qu'à s'agenouiller pour remercier Dieu. Et elle prierait aussi pour les habitants de Bellagio.

- Pour vous aussi, monsieur le maire » avait-elle conclu en le raccompagnant jusqu'à l'escalier.

Lorsqu'elle était rentrée dans le grand salon du premier étage, elle avait entendu des rires et des petits cris étouffés.

Elle s'était avancée jusqu'à la porte donnant sur le boudoir et elle avait distingué, dans la pénombre, le pansement blanc de Carlo puis, au-dessous de lui, cette jeune bonne aux yeux bleus enfoncés dans une peau trop brune. Elle battait des jambes comme une noyée, mais Carlo la tenait bien, comme le brave mâle qu'il était. « Va, mon petit sultan, va, prends, prends », avait murmuré la comtesse en s'éloignant à reculons, gagnant la terrasse où, les yeux mi-clos, elle avait attendu la réapparition de Carlo dans le soleil voilé du crépuscule.

Elle l'avait enfin vu s'avancer dans le salon, puis s'immobiliser, jambes écartées, poings sur les hanches, les extrémités de son pansement défait tombant, de part et d'autre de son visage, sur ses épaules.

- Alors? avait-elle dit.

Il avait ri, le menton levé, puis, d'un geste qu'elle avait trouvé vulgaire, mais qui l'avait émue et troublée, il avait essuyé ses lèvres avec le dos de sa main droite, comme un paysan qui vient d'avaler une rasade.

Ce geste-là, dans les années qui avaient suivi, elle le lui avait vu faire tant de fois qu'elle n'y avait même plus prêté attention, et cependant elle le notait, elle savait ce qu'il signifiait, et elle pensait : encore une.

Parfois, elle apercevait ces filles qui descendaient l'escalier de la terrasse en faisant claquer leurs talons hauts, et elle admirait leurs jambes nues, brunes et musclées, leurs cuisses sous une robe à fleurs. Elles tenaient toutes leur sac à main plaqué sur leur ventre comme un petit enfant qu'elles venaient de nourrir. Elles arboraient l'expression résolue et boudeuse de femmes qui ont fait leur travail avec conscience.

Quand elles traversaient la place de Bellagio pour se rendre à l'arrêt du car qui les reconduirait à Côme, d'où, peut-être, elles repartiraient pour Bologne ou Milan, les hommes assis sur le muret qui surplombe le lac les regardaient passer sans un mot, sans même siffler, comme s'ils craignaient d'insulter, en les interpellant, Carlo Morandi à qui elles appartenaient.

Il était loin, le temps où l'on prétendait que Morandi était le bâtard du Duce, que sa putain de mère avait couché avec le dictateur à même le parquet de cette grande salle du Palazzo de Rome où celui-ci recevait en audience et où, murmurait-on, il culbutait ses visiteuses pour une rapide étreinte. Après, il passait sur le balcon et s'adressait à la foule, tonitruant.

Certains, à l'époque, avaient affirmé que Carlo était plutôt le fils de Marcello Petacci, le frère de cette autre putain, Claretta Petacci, qu'on avait abattue à Dongo et pendue avec le Duce, à Milan. Marcello, lui, on l'avait noyé dans le lac avec la mère de Carlo, Paola Morandi, la fille de la comtesse Bardi. Ces deux-là, peut-être qu'ils continuaient de baiser au fond du lac, est-ce qu'on sait ce qui se passe après la mort? Peut-être étaient-ils devenus l'un et l'autre deux de ces poissons ventrus qui s'en vont par couples et qu'on voit dans les eaux troubles près de la berge, couchés sur la vase, repus?

Mais ce qu'on avait dit, cru ou imaginé au printemps de 1945, plus personne ne s'en souvenait. On regardait descendre de la Villa Bardi les filles que louait pour un ou deux jours Carlo Morandi, et quand il passait, lui, on le saluait avec respect d'une inclinaison de tête.

Il aimait parcourir lentement les rues du village aux commandes d'un vieux side-car de l'armée allemande, couleur de sable, sur lequel il avait laissé figurer les emblèmes de la Wehrmacht. Les carabiniers avaient fait une démarche auprès de lui pour le convaincre d'effacer les croix gammées. « Monsieur le comte devrait comprendre, avaient-ils dit au régisseur. Pour l'aigle, nous pouvons fermer les yeux, mais les svastikas, nous avons des directives... » Morandi n'avait fait aucune difficulté : la loi est la loi, et il la respectait. L'ordre avant tout.

Une fille assise dans le side-car, il roulait plus vite, et le bruit du moteur emplissait les ruelles du village, puis se répercutait le long des berges quand Morandi empruntait la route des bords du lac et remontait la rive opposée jusqu'à Dongo.

Il revenait par le bac, ne quittant pas sa machine. La fille avait noué un foulard autour de sa tête : au milieu du lac, le vent du nord soufflait, vif et froid.

A Bellagio, la fille descendait et Morandi, sans même la regarder, s'engageait à vitesse réduite sur la route qui le reconduisait à la Villa Bardi.