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Vers les années 60 - il avait donc dans les vingt-cinq ans -, il avait renoncé à ces promenades à side-car. Il quittait la villa à bord de voitures décapotables dont il faisait vrombir le moteur sur la place, et, parfois, deux filles étaient assises à ses côtés.

A voix basse, comme s'ils complotaient, les hommes de Bellagio calculaient le nombre de femmes que ce cochon-là avait déjà dû s'enfiler et combien, s'il continuait à ce rythme, il en aurait eu au bout de sa vie. Ils comptaient sur leurs doigts, oubliaient des retenues, recommençaient leurs multiplications et parfois l'un deux inscrivait des chiffres sur un paquet de cigarettes ou au dos d'une enveloppe. Ils se passaient les résultats, se disputaient. Mettons que tu puisses bander jusqu'à soixante-dix ans, mettons, tu comptes cinquante-deux semaines et cinq filles par semaine, parfois on en voit même passer plus, tu es d'accord jusque-là? Bien, disons cinq filles pour sept jours, et une différente chaque jour, comme ça arrive souvent : ça te fait plus de dix mille filles, dix mille culs, tu te rends compte, dix mille!

Ils hochaient la tête comme s'ils essayaient d'imaginer et l'on devinait, à leur expression, qu'ils passaient de l'admiration, d'une sorte de jubilation même, comme si Morandi avait été leur champion, à un profond accablement.

Il en veut, Morandi, il faut pouvoir, quelle fatigue! lançait quelqu'un. Ou alors c'est un malade, un obsédé.

On interrompait ce type qui n'y comprenait rien : est-ce qu'il avait jamais trompé sa femme, lui?

Le ton montait. Certains s'éloignaient en bougonnant, en jetant des injures. D'autres répétaient qu'ils le savaient, eux : quand on change, c'est toujours bon, ça donne soif de boire. Et, tout comme le faisait Morandi, ils se passaient le dos de la main sur les lèvres.

C'était une force, Morandi, il en avait là, entre les jambes, ça devait peser, murmurait un autre.

Va savoir, lui répondait-on.

Ils haussaient les épaules.

Lui aussi, comme les autres, finirait au fond du lac : grosses ou pas, on finit tous par crever, non?

Oui, mais en attendant, lui, il bandait, il jouissait!

Va savoir...

Ils riaient puis se séparaient, rentrant chez eux à petits pas.

15.

TANDIS qu'elle traversait la place de Bellagio afin de gagner l'embarcadère, Joan Finchett avait senti le regard insistant des hommes du village.

Elle les avait vus, assis sur le parapet qui ferme la place au-dessus des berges, parlant à mi-voix sans bouger la tête, et elle avait deviné qu'ils commentaient chacun de ses pas, les mouvements de ses seins. Elle s'en était voulu de porter cette chemise d'homme en toile bleue à col largement ouvert, aux manches retroussées. Trop ample, elle permettait d'avoir les seins nus et c'était ce qu'ils imaginaient.

Elle avait été prise d'une sorte de rage et s'était arrêtée en face d'eux, l'air de vouloir contempler l'autre rive du lac que le soleil embrasait, faisant surgir de la végétation luxuriante les façades des grandes villas princières, alors qu'elle s'attachait à les dévisager dans l'intention de leur exprimer son mépris. Ils n'avaient pas baissé les yeux, souriant au contraire avec une morgue méprisante. Et elle s'était alors souvenue de ce qu'elle avait vécu après le dîner, sur la terrasse de la Villa Bardi, quand, d'un geste autoritaire, Carlo Morandi lui avait empoigné le bras, disant à Franz Leiburg qu'il voulait travailler avec Joan, qu'elle était là pour cela, n'est-ce pas?

Leiburg avait souri avec lassitude, puis s'était mis à toussoter. Il avait déjà beaucoup parlé à Joan de ce printemps 1945, avait-il murmuré en scrutant Morandi : pauvre Paola, il avait été si épris d'elle, une femme admirable, un personnage de légende, fantasque...

Morandi l'avait interrompu, le bousculant presque pour tirer en arrière le fauteuil de Joan, l'obliger à se lever.

Était-ce le vin, la tiédeur de l'air, ce parfum des lauriers, enivrant lui aussi? Elle s'était laissé guider, malgré l'humiliation qu'elle éprouvait, curieuse de ce qui allait advenir.

Mais le regard que lui avait lancé Orlando, le régisseur, l'avait déjà presque dégrisée.

Dès son arrivée à Bologne, elle avait détesté, haï même cet homme qui l'avait accueillie dans le hall de l'aéroport, tenant un carton sur sa poitrine où il avait simplement inscrit FINCHETT, ignorant son prénom, lançant seulement, quand elle s'était arrêtée devant lui : « C'est vous, ça? »

Elle avait affronté pour la première fois cette façon d'être jaugée : sans aucune timidité, le regard d'Orlando, l'avait parcourue des pieds à la tête, s'attardant sur son ventre, ses seins, ses lèvres.

Elle avait dit : « Vous avez fini? On peut y aller? »

Orlando n'avait été ni gêné ni décontenancé. Il lui avait tourné le dos, ne lui proposant même pas de porter son sac de voyage, n'ouvrant pas la porte de la voiture, mais, durant tout le trajet, il n'avait cessé de l'observer. Dans le rétroviseur, ses yeux ne se dérobaient pas et elle, qui avait tant de fois été confrontée au désir et à l'agressivité des hommes, s'était sentie démunie. Dans le regard d'Orlando, elle n'existait que parce qu'il le voulait bien, mais elle n'était rien, seulement une chose que lui, l'homme, pouvait, le temps d'un regard, de par sa volonté, faire vivre, élever jusqu'à lui avant de la renvoyer au néant.

Au début, elle n'avait pas ressenti la même chose avec Carlo Morandi. Il s'était montré attentionné, séducteur, la prenant à part, établissant avec elle une complicité qui paraissait fondée sur l'estime qu'il lui portait.

Il lui avait confié ce qu'il pensait du ministre Nandini - « un trou du cul », avait-il dit -, et elle avait sursauté cependant qu'il riait, et bientôt elle avait ri à son tour tant la vulgarité de l'expression détonnait dans le luxe raffiné de la Villa Bardi.

- Je veux dire, avait repris Morandi, que Nandini n'est rien, vous m'avez compris : de la pacotille, en solde, au plus offrant. Il s'était penché : Si vous écrivez cela, je ne vous parlerai plus. Or je possède beaucoup de secrets...

Mais, rapidement, Morandi l'avait irritée et jusqu'à cette fin de dîner, elle l'avait tenu à distance, malgré ses invites, préférant la compagnie et les confidences de Franz Leiburg. A la façon dont Morandi l'avait saisie par le bras, elle avait compris qu'il entendait prendre sa revanche. Elle avait eu envie de savoir ce que cela signifiait. On ne connaît la vérité d'un homme qu'au moment où il est seul en face de vous, elle avait appris cela depuis bien longtemps. Et elle avait toujours su se défendre, réussissant à repousser les avances de ceux qui la harcelaient et qui renonçaient, honteux, de crainte d'être ridicules.

Dans les allées éclairées du parc, elle s'était retournée. Orlando suivait à quelques dizaines de mètres.

D'une voix amusée, Morandi avait chuchoté que son régisseur ne le quittait jamais, jamais : ça ne vous dérange pas?

Soudain inquiète, elle avait commencé à essayer de se dégager. Puis le bruit des voix des invités sur la terrasse l'avait quelque peu rassurée. Morandi n'était pas fou au point de prendre le risque de se faire accuser devant témoins. De quoi, au demeurant? Elle s'était calmée. Qu'allait-elle imaginer : qu'il allait la violer? L'idée lui avait paru si excessive qu'elle lui avait abandonné à nouveau son bras pour se prouver à elle-même qu'elle n'était nullement effrayée, qu'elle avait simplement un peu bu et divaguait.

- Je ne vous ai pas montré ça, avait dit Morandi.

Ils étaient entrés dans une sorte de galerie voûtée qui descendait en pente douce vers le lac. Là, dans une niche, elle découvrit un side-car jaune marqué de l'aigle de l'armée allemande.

Puisque Franz Leiburg lui avait parlé du printemps 1945 et qu'elle avait paru passionnée par ce genre de confidences, il avait pensé que cette machine-là l'intéresserait, expliqua-t-il à Joan. Morandi eut un geste pour l'inviter à prendre place dans le side-car, mais elle resta immobile, le regardant qui effleurait le corps de la moto du bout des doigts, précisant que l'engin était en parfait état de marche.