Il se mit à raconter. Ils avaient trouvé le side-car sur la route qui descend à Bellagio, peut-être au dernier jour d'avril 1945. Il était avec un gosse, le fils d'une domestique - il s'interrompit un instant comme s'il avait cherché à préciser un souvenir -, le soldat était en sang : un homme casqué, lourd, portant un long manteau de cuir noir. Ils l'avaient soulevé, puis traîné sur la chaussée et jeté dans le lac. Ensuite ils avaient roulé, c'était excitant, peut-être son plus beau souvenir d'enfance.
Tout à coup, Morandi s'était interrompu et rapproché de Joan.
- Après, avait-il dit, beaucoup de femmes se sont assises là, il montrait le siège du side-car, elles aimaient toutes ça. C'était mon char de triomphe. Vous ne voulez toujours pas?
Il avait poussé Joan contre la paroi, collant son corps au sien, emprisonnant son visage entre ses bras tendus appuyés aux dalles de marbre qui recouvraient la voûte.
Joan avait alors subi ce regard qu'elle ne pouvait fuir, le même que celui d'Orlando, le même qu'elle affronterait sur la place de Bellagio en se dirigeant vers l'embarcadère.
Elle n'existait pas dans ces yeux-là. Elle n'était que le désir de possession de l'homme. Une fois ce désir assouvi, elle serait morte. Elle avait pourtant senti qu'elle était attirée par lui comme par une eau noire, qu'elle avait envie de se laisser couler pour savoir subir ce qu'elle n'avait encore jamais éprouvé.
Elle avait bousculé Morandi, l'écartant avec violence, d'un mouvement instinctif de colère, prête à le gifler.
Il n'avait pas insisté, mais lorsqu'elle avait voulu sortir de la galerie, Joan s'était heurtée à Orlando qui, bras écartés, l'empêchait de passer. Son visage inexpressif était inquiétant, surtout à cause de l'immobilité de ses traits.
Au moment où Joan allait pousser un cri qu'elle voulait strident, Morandi lança d'une voix calme, méprisante : « Laisse, laisse-la », et Orlando s'écarta.
16.
DES semaines plus tard, à Paris, Joan s'était souvenue de cette scène si brève - quelques phrases, quelques regards - avec angoisse et même un sentiment de honte.
Elle était assise en face de Jean-Luc Duguet sur l'un des canapés de la salle de conférences du journal. Il l'avait entraînée, elle avait été émue par cet homme qu'elle avait connu énergique, autoritaire, exigeant de lire tous les articles à paraître dans Continental, voire parfois de presque tous les récrire, et qu'elle retrouvait à présent hésitant, voûté, traînant les pieds, la voix si faible qu'elle avait dû lui faire répéter ce qu'il désirait savoir.
Elle s'était penchée vers lui, elle avait eu envie de le rassurer, de le tenir contre elle, mais cette tentation instinctive l'avait gênée quand elle avait surpris le coup d'oeil que lui lançait Joëlle, debout à l'autre extrémité de la pièce où elle s'entretenait avec Arnaud et Bedaiev.
Elle n'aimait guère Joëlle, l'une de ces Françaises si soucieuses d'elles-mêmes, si égoïstes, maniérées jusque dans leurs moments de laisser-aller, toujours coiffées avec soin, maquillées minutieusement, veillant à ne commettre aucune faute de goût, si bien que, pour la défier, Joan s'était rapprochée de Jean-Luc avec encore davantage de compassion.
Qu'est-ce qu'un homme qui souffrait, dont le désespoir faisait trembler le menton et les mains, pouvait attendre d'une femme comme Joëlle?
Joan s'en persuadait : elle aurait su et aurait pu l'aider.
Elle avait posé la main sur le genou de Jean-Luc : que voulait-il ?
Qu'elle lui parle de cet article, du lac, avait-il murmuré. L'avait-elle traversé, avait-elle débarqué à Dongo, visité le village?
Elle avait d'abord laissé libre cours aux souvenirs qui lui étaient revenus, évoquant cette longue promenade sur le lac, assise sur la plage avant de L'Innomato, cette tiédeur un peu moite du sud, vers Côme, puis, dès que l'on atteignait Dongo, l'impression d'une atmosphère plus trouble, incertaine, où à une chaleur lourde se mêlaient tout à coup des souffles froids coulant des vallées, en provenance des cimes du nord. Elle avait parlé de l'exubérance des floraisons, de ces villas qui semblaient surgir de la végétation comme de blancs rochers ou comme des femmes drapées, encore recouvertes d'algues et d'eau, qui s'ébrouaient, que la vigne vierge masquait parfois à demi, si bien qu'elles paraissaient abriter des secrets d'alcôve : Villa Bardi, Villa Melzi, Villa Carlotta... Au fur et à mesure qu'on s'approchait d'elles, on était grisé par les bouquets débordant des vasques, l'enivrante profusion des parfums.
En parlant, elle avait baissé quelque peu la voix comme s'il s'était agi là de confidences, presque d'aveux.
Jean-Luc l'avait écoutée, les lèvres tremblantes, secouant la tête pour marquer son incrédulité, ne quittant plus Joan des yeux, murmurant tout à coup, en lui prenant la main, que, sur cette berge, près de Dongo, là où, à l'aide d'une drague, une énorme main d'acier, on avait trouvé le corps d'Ariane, puis là où on l'avait déposé, sur un talus, les lauriers étaient si fleuris que l'air douceâtre en paraissait poisseux, gluant. Joan avait-elle aussi ressenti cela, cette nausée devant l'excès, la débauche d'une nature obsédante?
Joan s'était alors reproché d'avoir parlé sans réfléchir, avec complaisance, soucieuse peut-être d'impressionner Jean-Luc, de le séduire en l'étonnant. Elle avait oublié ce que Jean-Luc avait vécu là-bas, ce que Joëlle avait raconté, se confiant aux journalistes les uns après les autres, recommençant son récit : Jean-Luc dans la petite chambre de l'Hôtel Stendhal, Jean-Luc qui avait marché des jours et des jours sous l'averse, et cette idée folle de faire enterrer sa fille à Dongo. Est-ce que Clémence, la mère d'Ariane, avait téléphoné au journal? Lui avait-on dit où Ariane était inhumée? Jean-Luc s'y refusait, mais Clémence avait des droits, elle était la mère, n'est-ce pas?
Il y avait à Dongo un médecin adorable. Sans lui, peut-être Jean-Luc se serait-il tué ou aurait-il définitivement sombré. Ce docteur Ferrucci avait écrit, mais oui, il voulait savoir comment Jean-Luc se rétablissait, il n'y avait qu'un Italien pour manifester cette sorte d'attention, de fidélité.
- Ils sont chaleureux, si tendres, vous ne trouvez pas, Joan?
Joan s'était donc tue, puis avait interrogé Jean-Luc. Revenait-il définitivement au journal? On avait besoin de lui. Qu'avait-il pensé des derniers numéros de Continental ?
Mais il avait insisté, reparlant de Morandi et, quand elle avait décrit la munificence de l'hospitalité à la Villa Bardi, l'habileté du condottiere et sa puissance, il avait demandé :
- Derrière ça : qui, quoi?
Cette question avait mis Joan mal à l'aise. Elle n'aimait pas ce sentiment désagréable, irritant, de n'avoir pas fait ce qu'elle aurait dû faire.
Elle avait tenté de se justifier, expliquant à Jean-Luc qu'on ne savait jamais ce qu'il y avait aux origines des agissements d'un homme, que la question ne devait même pas être posée, que le journaliste rapportait seulement ce qui était, ce qui avait eu lieu. Aux historiens, aux policiers, aux confesseurs de sonder les mobiles.
Tout en parlant, elle sentait bien qu'elle se mentait, qu'elle avait tout simplement eu peur de démasquer Morandi, de chercher à savoir qui il était vraiment.
Elle n'avait employé qu'une fois, sous forme d'hypothèse, le mot « inquiétant ». Peut-être, avait-elle écrit, ce milliardaire élégant et resté juvénile pourra-t-il paraître inquiétant à d'aucuns, mais...
Elle avait déroulé ensuite toutes les anecdotes qui faisaient du Condottiere un personnage fascinant et sympathique, un mécène rassemblant des intellectuels autour de lui, un citoyen exemplaire, soucieux du futur des hommes.