Elle s'était sentie honteuse et, tout en regardant Jean-Luc Duguet, elle s'était souvenue de la scène dans la galerie, quand Morandi lui avait montré le side-car. Et l'angoisse s'était mêlée à sa honte.
Après tout, Morandi aurait pu la violer là sans que personne n'entende rien et Orlando aurait témoigné que son maître se trouvait ailleurs avec lui, à l'autre bout du parc. Qui eût cru Joan, toute journaliste qu'elle était?
Morandi aurait prétendu qu'elle voulait attirer l'attention, vendre son témoignage. Un homme comme lui avait-il besoin de la force pour séduire une femme?
Sur la terrasse, après qu'elle eut quitté la galerie souterraine et alors qu'elle devisait avec Franz Leiburg, Morandi lui avait de nouveau empoigné le bras, le serrant à lui faire mal, et lui avait parlé à l'oreille d'un ton ironique : elle ne devait pas s'y tromper, s'il avait vraiment voulu d'elle, il l'aurait prise comme il le souhaitait. Jamais personne, quand il l'avait vraiment décidé, n'avait pu lui résister. Il était ainsi, il fallait qu'elle le sache. Mais il l'avait trouvée traditionnelle; sans doute était-il trop vieux et préférait-il maintenant les femmes un peu... Il avait grimacé, cherché ses mots, fait un geste comme on tâte une étoffe, frottant l'extrémité de son pouce contre le bout de ses autres doigts. Comment dire..., répétait-il. Puis il avait ri. Joan était trop saine, trop propre : américaine! Il aimait ce qui était décadent, corrompu, européen, comprenait-elle cela? Elle pouvait l'écrire dans son article, mais qu'elle prenne garde : il était capable de racheter le journal avec tous ses journalistes afin de se payer le luxe de la licencier. « Je suis comme ça, que voulez-vous. »
Il l'avait lâchée.
Elle se reprochait maintenant d'avoir été prudente sans même s'en rendre compte, d'avoir composé un de ces articles tout en facettes qui se contentent de reflets.
Jean-Luc avait eu raison : derrière ça, quoi, qui?
Elle se l'avouait : elle n'avait pas voulu savoir.
Elle avait d'ailleurs reçu une lettre de Morandi, trois mots qui se détachaient, noirs, sur l'épais papier à grosse trame où, en filigrane, elle avait distingué le blason des Bardi, ce poisson à gueule ouverte surmonté d'une tour crénelée. J'aime ce portrait, avait griffonné Morandi.
Elle avait froissé la lettre et cru l'oublier, commençant une autre enquête, faisant défiler sur son ordinateur d'autres phrases comme pour effacer de sa mémoire celles qu'elle avait écrites. Mais elle avait en face d'elle Jean-Luc, un homme diminué, émouvant, qui articulait mal, dont elle devinait les mots plus qu'elle ne les entendait.
- Derrière ça : quoi, qui? demandait-il à nouveau.
Joëlle s'était approchée, jacassante.
Jean-Luc ne pensait qu'à Continental, commençait-elle, il ne vivait que pour ces pages.
- Vous aussi, n'est-ce pas, Joan? demanda-t-elle à la jeune femme.
Elle et lui étaient donc faits pour s'entendre, se comprendre.
- Moi, ajouta-t-elle, les journaux, je dois vous dire...
Un numéro chassait l'autre, n'est-ce pas?
Joan avait tendu la main à Jean-Luc qui se levait avec difficulté.
Il était presque tombé sur elle, se raccrochant au dossier du canapé.
Un homme - Jean-Luc, Morandi -, c'était si obscur, comme un lac opaque.
17.
- JOAN ? Joan?
Qui l'appelait? Qui la touchait, posant la main sur son avant-bras ?
Elle avait dû s'arracher à ce vide où elle s'était réfugiée, se laissant peu à peu couler, oubliant qu'elle était assise dans la voiture de Christophe Doumic, qu'il la raccompagnait chez elle, rue Frédéric-Sauton, qu'il allait lui proposer de s'arrêter d'abord chez lui, et il lui faudrait traverser ces grands salons, longer ce couloir au plafond haut pour atteindre enfin la chambre de Christophe.
Il demanderait : « Je vous sers quoi, Joan? »
Elle aurait froid, étonnée de se trouver là face à ce Français en costume croisé qui parlait de son ministre, de sa réforme fiscale, et pouvait à tout moment situer le point de chute - c'était son expression - de tous les anciens de sa promotion de l'ENA.
Elle l'avait devancé. Elle avait murmuré : « Je rentre », insistant sur ce je qui voulait dire : je ne passe pas chez vous, vous ne montez pas avec moi, à bientôt, peut-être.
Elle se reprochait son attitude. Christophe était un compagnon agréable, courtois, utile. Ils composaient un couple intéressant, qu'on invitait. «Elle est amusante, Joan Finchett, mais oui, la journaliste américaine de Continental. Doumic est au cabinet du ministre du Budget, vous ne saviez pas? »
- Je suis fatiguée, excusez-moi, Christophe, avait-elle murmuré.
Il avait ri. Puis il s'était mis à parler avec désinvolture du dîner auquel ils avaient participé. Joan avait-elle remarqué les apartés entre Richard Gombin, le président de la banque Wysberg, Alexandre Hassner et Lavignat2? Ils sont tous trois aux abois. La banque va être privatisée et Gombin sera débarqué. Avec la défaite de la gauche, l'agence H and H a perdu la plupart de ses contrats, et Hassner cherche un acheteur. Quant à l'Universel, l'hebdomadaire, il est en chute libre, n'est-elle pas au courant?
Tout à coup, c'était à nouveau le vide en elle.
Elle n'entendait plus. Elle se souvenait de Morandi sur la terrasse de la Villa Bardi; puis de cette silhouette dans les couloirs du journal : Jean-Luc Duguet qui souriait, balbutiait quelques mots inaudibles, s'appuyait à la cloison, ouvrait difficilement la porte de son bureau. Elle avait eu envie d'entrer derrière lui.
Joan? Joan?
L'avait-elle écouté? s'enquérait Christophe.
Elle fit oui de la tête.
Si Morandi rachète l'agence H and H et l'Universel, reprenait-il, il faudra qu'il s'explique sur l'origine des fonds. Vous connaissez sa réputation un peu trouble, comme celle de la plupart des Italiens, il est vrai, ajouta Christophe en riant.
Elle coulait de nouveau.
Elle était entrée dans le bureau de Jean-Luc.
Il déplaçait des feuilles sur sa table en dodelinant de la tête. Il avait marmonné que ces calmants qu'on lui administrait l'épuisaient, qu'il ne savait plus où il en était. Il confondait un mot avec un autre, perdait la mémoire. Mais, avait-il ajouté en haussant les épaules, le souvenir d'Ariane, ce qu'on voulait précisément effacer, cela seul restait : tout seul, plus rien autour. Amusant, non? Contre-effet, en somme. Les médecins étaient perplexes.
Elle avait eu un geste de la main vers lui.
Savait-elle, avait-il repris, que Joëlle le quittait? Il était seul. C'était mieux comme ça, non? L'angoisse, la dépression étaient aussi des maladies contagieuses. Joëlle aimait les hommes sains, forts.
Joan avait embrassé Christophe, effleurant le coin de ses lèvres.
« Vraiment ? » avait-il interrogé. « Vraiment », avait-elle répondu, puis elle avait tourné le dos.
Dans l'ascenseur, elle n'avait pas bougé quand la porte s'était ouverte puis refermée. Cette boîte métallique où s'accumulait le silence la protégeait.
En sortant du bureau de Jean-Luc, elle avait questionné Arnaud.
Bien sûr, Joëlle quittait Duguet. Pouvait-on le lui reprocher ? Jean-Luc se noie, il refuse de se laisser aider. C'est bien autre chose que la mort d'Ariane. Plus profond. Un refus. Pour ce qui est d'Ariane, cela faisait des années qu'il savait que ça finirait comme ça. Alors, pourquoi ce choc, cette démission? Ce refus de la vie? Peut-être parce qu'il y a ce trou noir où Ariane est tombée sans qu'on sache avec précision pourquoi. Les Italiens n'ont rien expliqué. C'était sans doute ça qui rongeait Jean-Luc. L'obsession de ne rien savoir, de ne pas comprendre. Pour un homme comme lui, c'était insupportable.
En tâtonnant, Joan avait appuyé sur un des boutons et l'ascenseur était redescendu. Elle était ressortie, puis avait marché lentement sur la place Maubert, passant entre les piquets de fer disposés pour le marché du lendemain. Elle s'était faufilée entre eux comme dans un labyrinthe.