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1 Voir La Fontaine des Innocents et Les Rois sans visage, romans, Fayard, 1991, 1993.

2 Voir La Fontaine des Innocents et Les Rois sans visage, romans, 1992 et 1994, Fayard.

Troisième partie

Paris, Hôtel Crillon

18.

LORSQUE, quelques semaines étant passées, Joan avait voulu s'avancer vers Franz Leiburg, assis sur un canapé devant les baies vitrées, dans le salon du premier étage de l'Hôtel Crillon, elle avait eu à nouveau le sentiment de s'avancer dans un labyrinthe.

Elle avait dû éviter les câbles des caméras, les perches des preneurs de son, les projecteurs, et elle s'était immobilisée, reconnaissant Brigitte Georges et Pierre-Yves Lavignat1qui, à tour de rôle, interviewaient Leiburg.

Il s'était installé de trois quarts, le bras droit appuyé au dossier, jambes croisées, répondant à leurs questions mais sans bouger la tête, paraissant parler dans le vide, surplombant la place de la Concorde qui s'étendait comme un lac minéral et gris sous le ciel bas. Il semblait commander en maître narquois le mouvement des voitures qui se précipitaient vague après vague, disparaissant de l'autre côté du pont dans une course aveugle qui se prolongeait sans fin. Parfois, il soulevait un peu la main comme pour ordonner une accélération de cette agitation silencieuse qui se poursuivait, rythmée par le clignotement des feux, mais c'était le seul signe d'intérêt qu'il manifestait pour ce qui se passait autour de lui ou au-dehors, et son profil osseux, les pommettes faisant ressortir le creux des tempes et soulignant la hauteur du front bosselé, restait figé, les lèvres s'écartant à peine.

Joan avait hésité. Elle détestait Brigitte Georges. Elle ne la voyait que de dos, mais elle imaginait son visage tendu, cette expression mobile que l'avidité durcissait. Elle avait participé en sa compagnie à quelques émissions, irritée par sa spontanéité appliquée, la duplicité de ses questions. Elle allait se retourner. Elle dirait : Tiens, Joan, vous vous intéressez à Leiburg ? Les écrivains, ce n'est pourtant pas votre registre? Comment va Continental? Et Duguet, toujours dépressif? On murmure qu'il abandonne la direction du journal. Qui va le remplacer? Arnaud?

Lavignat parlerait de Morandi et de la Villa Bardi.

Joan avait été tentée de partir, mais elle n'avait pas bougé, obstinée malgré elle, retenue par les réponses de Leiburg, cette voix monocorde qui sourdait du fond de la gorge. Il donnait à ses phrases une scansion singulière, comme s'il avait parlé une autre langue que le français, comme si chaque mot qu'il prononçait avait eu un double sens.

Une fois les projecteurs éteints, Leiburg avait levé le bras, saluant Joan cependant que Brigitte Georges lançait: « Nous n'avons pas encore terminé, ma chère... »

Lavignat s'était avancé en souriant, multipliant les phrases inachevées, les ponctuant d'un mouvement de la main, glissant ses doigts dans ses cheveux. Décidément, disait-il, nous ne nous quittons plus. Ce dîner, il y a quelques semaines, une fête ! Il avait beaucoup aimé Christophe Doumic, quelle intelligence, quelle finesse rare chez un énarque. Dites-moi, Joan - il l'avait prise par le bras -, qu'attendez-vous de Leiburg? Vous avez des nouvelles de Morandi? Et Duguet, on dit que ça ne s'améliore pas?

Leiburg était resté le bras levé, ne quittant pas Joan des yeux.

Elle l'avait enfin rejoint, enjambant les câbles, contournant les caméras, s'arrêtant devant lui sans oser lui tendre la main, à nouveau paralysée.

Il semblait avoir encore maigri depuis le dîner à la Villa Bardi. Ses yeux s'étaient davantage enfoncés dans les orbites, mais le regard était toujours d'une vivacité étonnante, comme s'il puisait sa force ailleurs que dans ce visage et ce corps décharnés.

- Je ne vous ai pas oubliée, avait-il dit en serrant le poignet de Joan.

Ses doigts étaient longs et noueux, et quand, d'une simple pression, il avait invité Joan à s'asseoir près de lui, elle n'avait pas résisté.

Morandi l'avait donc laissée repartir..., avait-il murmuré. Il avait regardé autour de lui pour s'assurer qu'on ne l'écoutait pas. Savait-elle qu'il avait eu peur pour elle? Il connaissait Morandi depuis longtemps, il était à même de deviner ce qu'il ressentait devant certaines femmes. Et elle était de celles-là, si jeune encore.

Du bout des doigts, il lui avait caressé la joue.

- Vous vouliez donc me voir.

Il avait accepté parce qu'elle était une jeune femme, mais oui, pour cela même. Que restait-il au vieillard qu'il était? Le regard, jouir ainsi de sa présence, c'était déjà beaucoup, elle ne pouvait imaginer.

- Mais c'est Morandi qui vous intéresse, n'est-ce pas?

Il avait souri, montrant des gencives presque blanches, des dents déchaussées.

- Je sais des choses, avait-il ajouté.

Joan s'était un peu écartée.

- Racontez-moi, était-elle parvenue à dire.

Il était le premier de ceux qu'elle voulait interroger et dont elle avait inscrit les noms sur son carnet.

19.

LEIBURG s'était levé. « Venez », avait-il dit.

Il s'était appuyé au bras de Joan, saluant d'un mouvement de tête distrait Brigitte Georges et Lavignat, s'arrêtant comme pour prendre son élan au moment où il avait dû franchir un faisceau de câbles, pesant alors sur le bras de Joan, lui serrant à nouveau le poignet, soulevant lentement la jambe et chancelant, se retenant à elle, écrasant ses seins de son épaule, de son bras.

En sentant contre elle ce corps osseux, ce coude, cet avant-bras, cette peau glacée, en subissant cette pression insistante contre sa poitrine, Joan avait éprouvé un malaise diffus, fait de curiosité et de révolte, et elle avait eu envie de se dégager d'une brusque secousse, de crainte d'être blessée au contact de ce corps aux angles vifs - ou de se laisser attirer malgré elle.

Mais, comme s'il avait deviné cette pulsion, Leiburg s'était quelque peu écarté de Joan, tout en serrant plus fort son poignet, répétant d'une voix qui semblait plus gutturale: « Venez. »

Elle l'avait suivi dans les larges couloirs aux boiseries claires, aux tapis grenat, cependant qu'il lui expliquait qu'ils allaient dîner tous deux dans sa chambre dont la fenêtre ouvrait sur la place de la Concorde.

C'était un autre lac, murmurait-il, aussi secret, aussi inoubliable que celui de Côme. Vers deux ou trois heures du matin, l'heure du brouillard, il devenait un désert grisâtre, percé de fleurs jaunes à longues tiges noires qui répandaient autour d'elles, comme sur le lac, une constellation de gouttelettes brillantes.

Leiburg s'était effacé pour permettre à Joan d'entrer la première dans la chambre qu'il laissa dans la pénombre afin que seule la lueur montant de la place éclairât la pièce.

- Les lacs, les places : voilà l'Europe, ma chère Joan, dit-il en s'asseyant avec précaution dans un fauteuil.

Il étendit les jambes, croisa ses doigts sur sa poitrine et se mit tout à coup à respirer si faiblement que Joan se rapprocha. Mais il lui sourit. Il allait la regarder dîner. Le soir, lui-même se contentait d'une coupe de champagne. Le corps des vieux doit rester léger, murmura-t-il, afin que chaque jour nouveau puisse le porter. Qu'elle se rassure : il n'allait pas mourir, pas cette nuit-là.

Il en était sûr, avait-il repris, c'étaient les lacs qui avaient donné aux hommes l'idée des places; les rues s'y jetaient comme les fleuves, façades et toits les surplombaient comme les pentes et les cimes.

Ici - il avait tendu le bras -, il se croyait parfois sur la terrasse de la Villa Bardi, quand les villas de la rive opposée s'illuminaient l'une après l'autre et que passait lentement, traçant une diagonale blanche, l'un des navires allant de Dongo à Bellagio.

Se souvenait-elle de L'Innomato, le plus ancien de ces bateaux?