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Il l'avait emprunté pour la première fois le 1er septembre 1939, le jour de la déclaration de guerre. Il s'était tenu sur la plage avant, en proue, tout le temps qu'avait duré la traversée, exalté par la limpidité et la profondeur du ciel comme s'il avait alors découvert la réalité de l'infini. « J'ai, pour quelques dizaines de minutes, vécu en extase. » Et c'était peut-être à cause de cette émotion, ce jour-là, celui de l'ouverture du grand massacre, qu'il n'avait pu oublier Bellagio.

Ce 1er septembre, il avait retrouvé à la Villa Bardi Paola Morandi. «Elle n'avait pas trente ans; moi, à peine vingt-cinq. »

Leiburg s'était interrompu afin de laisser le garçon d'étage disposer la table, déboucher la bouteille de champagne. Dès qu'il fut parti, le vieillard changea de place, s'installant à droite de la table, demandant d'un geste à Joan de s'asseoir là, un peu décalée par rapport à lui. Elle obéit, l'interrogeant du regard cependant qu'il l'invitait à commencer à dîner. Puis, comme elle restait immobile, il avait souri.

Ce qu'il avait aimé chez Paola Morandi, c'était la vigueur, ses jambes et ses cuisses fortes, sa manière de marcher, son corps nerveux: une femme sans préjugés qui saisissait les hommes qu'elle désirait, quels qu'ils fussent. Et peut-être en effet avait-elle été la maîtresse du Duce, mais qui avait choisi l'autre? Quand Leiburg l'avait connue, elle était présidente d'une association de veuves de héros. On la voyait toute en noir, assise sur des fauteuils dorés au sommet des tribunes, entourée de prélats, de religieuses de la Miséricorde, de généraux et de dignitaires fascistes en uniformes noirs. « La nuit, le souvenir de ces cérémonies funèbres nous enivrait. »

- Mais pouvez-vous imaginer, Joan, que j'aie été autre chose qu'un vieil homme immobile? Je ne suis plus qu'un amateur d'art. Savez-vous pourquoi je me suis installé là? Je vois vos genoux, je peux deviner vos cuisses.

D'un mouvement instinctif, Joan avait serré les jambes.

- Accepteriez-vous de les croiser plus haut?

Elle avait rougi, avait bougé comme si elle s'apprêtait à se lever.

- Restez-là, avait-il dit d'une voix impatiente et autoritaire.

Que risquait-elle? Il n'avait plus l'âge de Morandi!

- Voilà, avait-il murmuré quand il l'avait sentie se détendre, soupirer et commencer à chipoter.

Il s'était donc rendu, le 1er septembre 1939, à la Villa Bardi. Il arrivait de Lugano, il avait téléphoné à Paola Morandi, ils devaient se retrouver. La première scène à laquelle il avait assisté en arrivant dans le parc, c'était, sous les lauriers, un garçon de quatre ou cinq ans qui en frappait un autre à coups de talons, puis qui, armé d'un bâton, continuait à le battre. L'autre gamin, sans doute le fils d'un domestique, se protégeait la tête comme un animal, sans crier, attendant que cesse la raclée.

Et, en effet, au bout de quelques minutes qui m'ont paru bien longues, le bourreau s'est lassé, jetant son bâton, donnant l'ordre à sa victime de se relever, de le suivre, ce qu'elle fit. C'était inhumain de voir l'enfant qu'on avait roué de coups marcher derrière son tortionnaire qui ne se retournait même pas, sûr d'être obéi, ne craignant aucune révolte. C'était une image de la guerre, et je ne l'ai plus oubliée. Chaque fois que j'ai vu des colonnes de prisonniers - et j'en ai longé beaucoup, en Pologne, en France, en Russie, puis j'ai moi-même été dans l'une de ces colonnes -, j'ai repensé à ces deux enfants. Qu'est-ce que c'était la guerre, la cruauté, l'inhumanité? Des jeux d'enfants interprétés par des hommes dans toute leur force, leur démesure? Ils possédaient des baïonnettes en lieu et place de bâtons.

« Ç'a été ma première rencontre avec Carlo Morandi. C'était le bourreau, naturellement, le fort, celui qui frappait. Quand je vous ai vue près de lui sur la terrasse, j'ai songé de nouveau à cette scène. On apprend à lire l'envie de meurtre et de viol, le désir de violence dans le regard des hommes. Il suffit d'avoir vieilli ou fait la guerre, ou simplement d'avoir regardé jouer des enfants, ou bien assisté à des conseils d'administration, voire - Leiburg avait ri - à des comités de rédaction ou à des réunions d'écrivains. Vous ne pensez pas, Joan? Vient un moment où cela disparaît, le regard ne blesse plus, ne pénètre plus; il enveloppe, caresse; peut-être soulève-t-il encore les jupes, mais c'est tout, croyez-moi!

Il lui avait servi une coupe de champagne, puis avait bu lentement, les yeux mi-clos.

- Paola Morandi, ce 1er septembre, était d'une beauté que je n'ai jamais plus retrouvée. Quand je l'ai revue en 1944-45, c'était l'hiver, la peur, le meurtre autour de nous, achtung banditi - il avait ricané -, nous étions tous devenus des bandits. C'était une femme marquée, inquiète, traquée, comme si elle avait pressenti que le lac était une nasse où elle était venue se faire prendre avec cette bande d'idiots : Marcello Petacci, peut-être son amant, le frère de Claretta, la maîtresse du Duce, Bombacci, etc., tous ces personnages ridicules, grotesques, avec des noms de commedia dell'arte, et Mussolini lui-même qui allait finir comme un traître au dernier acte d'un mauvais opéra.

« Je n'ai rien pu faire pour Paola Morandi. Mais, en 1939, elle était à ce moment où la jeunesse affleure encore cependant que s'annoncent déjà à mille petits signes - la respiration qui manque pendant l'amour, le plaisir qui ne vient pas, des cernes trop sombres le matin -, les temps gris.

« Elle était nue sur la terrasse et je fus choqué par son impudeur. Des jardiniers passaient dans les allées, les deux gosses se battaient au bas des escaliers, mais elle se tenait les yeux fermés sur une chaise longue, les jambes légèrement écartées, ses cuisses un peu lourdes magnifiquement hâlées.

« Vous avez de belles jambes, Joan, mais vous êtes saine. Nous n'aimons pas beaucoup cela, en Europe. Voyez-vous, même en cet après-midi du 1er septembre, alors qu'elle était comme le soleil à son zénith - et il faisait encore un temps estival, et je comprenais qu'elle eût envie de jouir de cette chaleur en chaque partie de son corps, d'abord les plus intimes, car violer l'interdit fait partie du plaisir -, Paola Morandi avait quelque chose de... je pourrais dire de décadent, mais non, ce n'est là qu'un mot noble et je préfère dire pourri; oui, il y avait déjà de la pourriture dans ce corps, la putréfaction y avait commencé son oeuvre.

« Voyez-vous, Joan, les douanes américaines interdisent, rejettent certains vins, certains fromages parce qu'ils ne sont pas assez purs, assez sains. Quelle folie, ou plutôt quelle naïveté ! Cela fait beau temps que nous avons perdu cette innocence, en Europe. Nous sommes tous très vieux, même les enfants !

« Quand, le 1er septembre, je me suis étonné de l'attitude de cet enfant, Carlo, son fils, si brutal, si cruel - un petit kapo, mais on ne connaissait pas encore le mot -, Paola n'a pas même ouvert les yeux, elle paraissait ne pas m'entendre. Quant à la comtesse Italina Bardi, la mère de Paola, une grande femme charpentée, aux épaules et aux mains d'homme, une impératrice, elle m'a regardé avec commisération : "Vous, un Allemand, m'a-t-elle dit, vous qui connaissez le drill, vous êtes ému, choqué? Mais enfin, nous sommes des Bardi, ce pays et ces gens sont à nous depuis des siècles! C'est dans notre sang. Nous sommes des condottiere, et mon petit-fils Carlo est de bonne race. " Je crois qu'elle a ajouté " malgré tout".

« Que voulez-vous, le père, on ne le connaît pas. Paola n'a jamais cité son nom. Qui? Un Petacci, un Bombacci, un Farinacci, un Starace, peut-être un Grandi, le moins fat, le moins stupide, ou bien alors un de ces petits potentats qui paradaient, tout vêtus de noir, dans l'antichambre du Duce, et tremblaient dès qu'ils entraient dans son bureau. A moins que le père n'ait été le Duce en personne. Pourquoi pas? Mais le vrai père de Morandi, Joan, c'est la comtesse Italina Bardi. Étonnez-vous, après cela, qu'il y ait dans le regard de Carlo Morandi un désir de domination, c'est-à-dire le goût du meurtre. Qui peut dominer sans menacer de mort, sans tuer?