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« Seulement, le désir n'est pas le passage à l'acte, ma chère Joan. S'il suffisait de désirer pour accomplir, je serais près de vous, en vous... Si je vous regarde, si j'essaie de saisir ce que votre corps émet malgré vous, je me contente de sa présence, de sa chaleur : il est une de ces fleurs chaudes et jaunes que vous voyez sur la place - il avait tendu le bras - et qui, dans quelques heures, au milieu de la nuit, irradieront encore. Quand nous serons restés longtemps l'un en face de l'autre, nous serons liés, quoi que vous en pensiez et quel qu'ait été votre refus. Les corps se parlent, mais, je vous l'ai dit, vous n'êtes pas encore assez ambiguë, vous n'avez pas retrouvé votre souche européenne. Pourtant, je ne désespère pas, vous êtes là, vous êtes revenue, vous n'oubliez pas la Villa Bardi, vous vous intéressez à Carlo Morandi. Mais, au fait, pourquoi donc?

Elle avait dit en baissant la tête :

- Est-ce qu'il a pu tuer une femme?

- Pourquoi pas?

Leiburg avait répondu sans hausser le ton, sans marquer la moindre hésitation, le plus mince étonnement, comme si la question de Joan lui avait paru banale.

Mais il y avait tant de façons de tuer, surtout une femme, avait-il repris. On pouvait la faire mourir d'ennui ou de désir, ou de frustration, ou en la persécutant sans jamais la toucher, ou en lui offrant tout ce qu'elle désirait jusqu'à la rendre folle, afin qu'elle se tue elle-même. On ne meurt de soi que dans la vieillesse, et encore; sinon, ce sont toujours les autres qui vous tuent. Donc Morandi a pu tuer. Mais qui? A quel moment?

- Qu'avez-vous découvert? Vous voulez créer votre petit scandale journalistique, y gagner un peu de gloire, un peu de pouvoir, peut-être de l'argent? Croyez-moi, Joan, vendez votre histoire à Morandi lui-même, c'est lui qui peut vous en offrir le plus. Moi, je vis grâce à lui. Il me paie. Il achète tous mes livres, la moindre de mes phrases. Les notes d'hôtel, ici et là, où je veux, à Londres ou à Genève, c'est la Morandi Company qui les règle, ou bien Morandi Communication, ou encore Morandi Edizioni, ou la rédaction d'Il Futuro. Peut-être, si vous lui expliquiez, financerait-il votre enquête sur lui-même, qui sait? Nous sommes comme ça, en Europe : si pervers, si contradictoires, à commencer par les Italiens, tous fils de Machiavel. Vous étudiez sûrement Machiavel aux États-Unis? Vous étiez à Harvard, m'avez-vous dit, mais lire et comprendre est une chose, avoir pour ancêtre Machiavel, marcher dans les rues où il a vécu, c'est comme entrer dans sa peau. Encore une histoire de lacs et de places, de ruelles et de quartiers...

« Morandi a été un étudiant très quelconque, je crois. Je l'ai peu vu entre 1945 et 1960, mais quand je l'ai retrouvé à la Villa Bardi où il m'avait invité - à propos d'une maison d'édition qu'il pensait créer, un auteur qu'il souhaitait éditer en Italie -, je l'ai d'emblée trouvé machiavélien : il faisait montre d'une assurance étonnante dans l'analyse des rapports de force; vous diriez du cynisme, de l'immoralité, je dirais de la lucidité. Il n'avait que vingt-cinq ans, mais un sens du pouvoir qui me fascinait. J'ai pensé : ou on le tue, ou il s'imposera, quoi qu'il entreprenne. C'était un chef de guerre en temps de paix. Mais la paix existe-t-elle jamais? Je me suis demandé pourquoi il avait tant tenu à m'associer à sa première entreprise, et j'ai compris que j'étais pour lui le témoin des années passées. Il voulait me tenir, me surveiller, m'acheter, donc, mais, en même temps, c'était autre chose : le besoin d'être lié par moi à sa mère, à cette dernière année de guerre qui l'avait marqué. Une histoire que je n'ai jamais démêlée, et pourquoi l'aurais-je fait? Je ne mène jamais d'enquête, Joan, contrairement à vous. J'ai été un journaliste qui laissait les événements et les hommes venir à lui. Je hais les détrousseurs, les pilleurs de tombes. Je ne dis pas cela pour vous, Joan. D'ailleurs, vous ne m'avez pas parlé du cadavre. Une amie?

Il n'avait point cherché à briser le silence de Joan, mais s'était remis à parler de cette dernière année, de ce printemps de 1945, des partisans qui contrôlaient les montagnes au-dessus de Bellagio et de Dongo. Le général Wolff, qui commandait les troupes allemandes en Italie du Nord, voulait négocier sa reddition avec les troupes américaines pour éviter de capituler devant les banditi qu'on avait traqués pendant des mois et qui auraient pu se venger. Leiburg avait alors été chargé d'examiner les conditions d'un passage en Suisse, de surveiller aussi ces ministres fascistes qui s'étaient installés à la Villa Bardi, et cette femme, Paola Morandi, qui était peut-être la mère d'un bâtard du Duce.

C'était la chute d'un empire, disait Morandi.

- Vous autres, vous ne connaissez pas cela, ces ruines qui s'entassent les unes sur les autres, ces palais qui se reconstruisent sur des décombres et qui deviennent à leur tour vestiges. Peut-être faut-il être vieux, blasé, pour comprendre l'Europe et l'aimer.

« Les gens devenaient fous, à commencer par les Bombacci, les Petacci, et jusqu'à Paola Morandi, les cheveux défaits, les seins lourds, la taille épaisse. C'est ainsi qu'elle est morte, comme une femme déjà grasse, aux chairs molles. Je ne veux pas vous choquer, Joan, mais il y a toujours une relation entre le corps et le destin; il ne s'agit pas ici de santé ou de maladie, mais de rigueur ou de relâchement, c'est-à-dire de courage ou de lâcheté. Ils ont donc tué Paola et, quelques jours plus tard, on n'a retrouvé que son manteau de fourrure lacéré et de menus objets que les pêcheurs de Dongo ont rapportés.

« La comtesse Bardi m'a raconté la scène plus tard, en 1953, précisément. Je n'étais pas présent à la Villa Bardi quand ces hommes sont venus, je tentais de filer en Suisse, mais on m'a arrêté à Côme. Je n'étais qu'un officier allemand parmi d'autres, sans responsabilité majeure. Un journaliste, un écrivain, même sous l'uniforme, est un soldat à part. Les interrogatoires conduits par les Américains se passèrent sereinement. Je racontais déjà. Puis, tout a changé quand ils ont appris que j'avais séjourné à la Villa Bardi. Des soldats allemands placés sous mon commandement y avaient assassiné, prétendait-on, une pauvre femme, une domestique dont on avait retrouvé le cadavre égorgé. J'ai eu beaucoup de mal à me sortir de cette sordide affaire.

« Et, savez-vous - il avait porté la coupe de champagne à ses lèvres -, je me suis demandé si Morandi ne l'avait pas tuée, mais quelle hypothèse absurde: un gamin de dix-onze ans tranchant le cou d'une femme d'une trentaine d'années, est-ce possible? Sûrement pas, pensez-vous. Mais Joan, je ne crois jamais à ce qui semble trop évident. Impossible, possible ? Moral, immoral, vrai, faux? Nous ne savons plus, en Europe. Barbare, civilisé, nous confondons tout. Morandi est un cas exemplaire. Il me paie, il me loge, il accepte tous mes caprices. Je veux une femme? Il me l'offre. Une émission de télévision? Il la commande. Même à Paris. Ce Lavignat, cet intellectuel de comédie, et cette rouée déguisée en journaliste à principes, Brigitte Georges, c'est à Morandi qu'ils ont obéi, même s'ils jureraient qu'ils ont agi en toute indépendance, parce que je suis un auteur exceptionnel, un témoin. Bien sûr! Mais Morandi peut renflouer l'Universel, ils le savent. Alors ils devancent ses désirs, les miens.

« Mais je suis attaché à lui pour autre chose. Il ne cesse de me surprendre. Il n'est pas Janus, ce serait trop simple, mais un personnage protéiforme. Il s'est entiché d'archéologie. Aux fouilles des fonds du lac, il consacre des sommes considérables. Pourquoi? Il aime cette statue de jeune femme drapée qu'il a sortie de l'eau il y a quelques années. Vous avez vu comme il la caresse? Il vous a fait visiter son musée personnel ? Il tient à ses trouvailles. Il est réellement informé, il lit - vous vous rendez compte! -, et les colloques qu'il organise sont sérieux, ce ne sont pas seulement des moyens d'attirer à lui intellectuels et hommes politiques. C'est cela aussi, bien sûr, mais cet aspect-là est secondaire. Il s'intéresse aux idées, au futur. Et en même temps, il collectionne les armes, les vestiges de la Deuxième Guerre mondiale. Vous a-t-il montré son side-car de la Wehrmacht? Il a provoqué la population durant des années avec cet engin, se pavanant avec des filles qu'il importait - c'est un mot à lui - de Milan ou de Bologne, souvent de Paris. Qui refuserait un week-end sur les bords du lac de Côme, Villa Bardi, assorti d'honoraires confortables? Morandi n'est pas si désagréable, n'est-ce pas?