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« C'est un barbare raffiné, un Européen par excellence, Joan.

« Savez-vous qu'à Auschwitz et dans les autres camps d'extermination que nous, nous, les Allemands, lecteurs de Hölderlin et de Goethe, avions construits, les gardiens considéraient qu'une de leurs premières tâches était de constituer, avec les déportés, un orchestre, un grand orchestre comptant les meilleurs musiciens du monde, raflés à Prague, à Varsovie, à Paris, et qui jouaient tandis que l'on pendait, que l'on gazait, que l'on obligeait les déportés à rester des heures debout, tête nue sous la neige, les pieds nus dans des sabots? Les violonistes eux-mêmes avaient les doigts qui gelaient, mais gare à eux s'ils cessaient de jouer, une corde de piano suffisait à les étrangler. Culture et sauvagerie, voilà notre portrait. Même Staline protégeait Pasternak tout en le persécutant et en interdisant la publication de ses romans...

« Je comprends que vous soyez fascinée par Morandi. Mais ne soulevez pas trop la dalle : on ne sait jamais ce que l'on va découvrir dans une tombe. »

Il s'était levé et approché de la fenêtre, avait appelé Joan afin qu'elle contemplât la place. Un lac saisi par la nuit, répétait-il.

Lui commandant à nouveau d'approcher, il voulait qu'elle découvre cette étendue pierreuse dont les confins s'enfonçaient dans le brouillard et que traversaient quelques rares voitures. Les lueurs jaunes, ces tournesols de lumière qui éclairaient la place, ressemblaient à des appels de détresse ou à des projecteurs de surveillance traquant tout reste de vie.

Joan avait posé son front contre la vitre, éprouvant une sensation de froid comme si tous les propos que Leiburg avait tenus au cours de cette nuit avaient concouru à décrire cette place vide.

Elle avait deviné qu'il levait le bras. Sa main lui frôla le dos cependant qu'il disait: « La nuit, les places sont des champs de ruines, des cimetières; les lacs aussi... »

Il lui avait entouré la taille, se plaquant contre elle.

Elle saisit les doigts posés sur sa hanche et desserra leur étreinte.

Leiburg soupira, murmura qu'elle était encore trop saine, qu'elle n'avait pas compris le sens des choses d'ici, mais elle pouvait s'en persuader, elle allait changer. Tous ceux qui approchaient de Morandi se transformaient. Il avait ce pouvoir, il était comme une gangrène ou bien une drogue, voilà, et on se retrouvait pris sans même le savoir, elle comme les autres - sinon, pourquoi aurait-elle passé toute une nuit avec un vieil homme dont le corps lui faisait horreur, mais si, si, dont elle craignait la présence, la contagion, qui n'avait à lui offrir que le souvenir du désir, mais qui pouvait peut-être, si elle le souhaitait, livrer la formule permettant de soulever la dalle?

Attention, il le lui avait dit, il fallait qu'elle se montrât prudente : mais elle ne l'était déjà plus puisqu'elle avait accepté de rester avec lui toute une nuit dans une chambre, qu'elle avait supporté son regard, admis qu'il la désirât du bout des yeux. C'était déjà beaucoup, mais peut-être pas assez, non?

Joan ne put éviter qu'avec une vivacité qu'elle ne soupçonnait pas, il en vînt de ses doigts osseux à lui toucher les seins.

Elle fut affolée de ressentir, mêlée à de la honte - comme si elle s'était offerte, vendue -, une émotion inconnue, l'intuition qu'il existait des jouissances âcres, brûlantes, détestables, où elle avait soudain envie de se vautrer jusqu'à s'y noyer.

Elle n'avait pas bougé.

20.

Au milieu du déjeuner, Leiburg avait cessé d'écouter Lavignat et Brigitte Georges. Il s'était mis à caresser la nappe du bout des doigts de sa main droite et, les yeux mi-clos, s'était souvenu de la soie blanche du chemisier de Joan, froide d'abord, puis, quand il avait appuyé, attiédie par la chaleur du sein, et il avait alors imaginé la peau, le corps de la jeune femme qui l'avait laissé faire, quelques secondes à peine, mais cela avait suffi pour qu'il devinât son trouble, et il avait alors pu croire qu'il n'était plus un vieil homme.

Ce n'avait été qu'un bref éclat de vigueur, une illusion d'énergie juvénile que Joan, en se reprenant, en le repoussant, avait dissipés. Elle avait quitté la chambre de l'Hôtel Crillon sans dire un mot.

Il s'était allongé, les mains jointes comme un gisant, essayant de dormir tout en sachant qu'il n'y parviendrait pas; il ne connaissait plus que des états intermédiaires entre la veille et le sommeil. Ses rêves mêmes n'étaient plus que le souvenir de scènes qu'il avait vécues autrefois, sans qu'il pût les situer: 1990, 1980, voire 1970, ou bien plus loin, vers les années 40, quand il s'était assis ici, dans cette salle du Maxim's où il déjeunait aujourd'hui en compagnie de Lavignat et de Brigitte Georges.

Il avait été là en uniforme, victorieux, vigoureux, commandant du champagne dans le brouhaha des voix que l'orchestre ne parvenait pas à couvrir. Une femme se tenait près de lui et il avait posé sa main sur son sein sans se soucier du sommelier. Il était le maître. Il avait resserré les doigts sur ce sein et la femme s'était abandonnée, se collant à lui.

Une autre fois - peut-être était-ce seulement quelques mois auparavant -, il se trouvait sur la terrasse de la Villa Bardi et une jeune femme qu'il avait aperçue à plusieurs reprises se promenant dans le parc s'était avancée, les seins nus.

Orlando, le régisseur, la suivait à quelques pas.

Elle marchait lentement, ses cheveux blond cendré dénoués tombant sur ses épaules, et Morandi lui avait fait un signe.

Elle s'était approchée. Distraitement, Morandi avait posé ses deux mains sur ses seins. Elle n'avait pas bougé, paraissant ne se rendre compte de rien, cependant qu'Orlando attendait, jambes écartées, les doigts passés dans sa ceinture, le front plissé. Morandi s'était alors tourné vers Leiburg :

- Du marbre, avait-il dit, insensible mais belle, n'est-ce pas? Un modèle superbe, qu'en pensez-vous, Franz?

Puis il l'avait repoussée, lui donnant de la main gauche une petite tape sur la cuisse, et elle s'était éloignée, suivie d'Orlando.

Celui-là, Leiburg le haïssait. Il avait les muscles d'un chasseur, le regard d'un tueur, le front étroit d'un animal obstiné. Il ressemblait à ces tireurs d'élite qui, au repos, nettoient méticuleusement la lunette de leur fusil, ou bien à ces hommes des sections spéciales quand ils graissaient leur revolver ou affûtaient leur baïonnette. Leiburg les avait observés avant les opérations de ratissage dans les marais du Pripet ou en Yougoslavie, plus tard, durant l'hiver 1944, dans ce parc de la Villa Bardi, quand ils s'apprêtaient à donner la chasse aux banditi. Orlando était de leur race.

Un jour, rentrant à la Villa Bardi, Morandi avait dit en désignant cet homme: « Voilà Orlando, c'est mon chien de garde. » Et Orlando était devenu son double silencieux.

Ce devait être dans les années 70, quand on commençait à enlever ou à tuer les banquiers, les industriels, des journalistes.

- Je ne finirai pas comme ça, avait déclaré Morandi, c'est nous qui tuerons, n'est-ce pas, Orlando? Il est là pour ça!

Souriant, Orlando avait montré ses dents petites, pointues, écartées.

Leiburg aurait pu raconter cela à Joan, lui confier le dégoût qu'il avait alors éprouvé. Il résidait à la Villa Bardi. La comtesse Italina Bardi était morte, léguant ses biens à son petit-fils. Morandi avait aussitôt créé la Morandi Company dont le siège était à Parme, comme par défi, en souvenir de ce Dino Morandi, le mari de sa mère, dont il portait le nom et qui avait mis la ville à la raison, emprisonnant ou fusillant les antifascistes qui y avaient dressé des barricades. Quand un rouge avait assassiné Dino Morandi en 1924, on avait donné son nom à une rue proche du Baptistère et Paola Morandi, enveloppée de voiles noirs, un grand chapeau masquant ses yeux, avait assisté à l'inauguration, entourée de dignitaires bottés et ceinturés.