En 1945, la foule avait détruit les plaques portant le nom de Dino Morandi, héros fasciste, et plus tard, à la fin de l'année 1946, on avait dressé à quelques centaines de mètres de là une stèle de marbre en souvenir des martyrs de la liberté tombés à Parme en 1922 et dans la lutte de libération.
Dans les années 70, les passants ne remarquaient même plus cet austère monument, ils ne lisaient plus ces dizaines de noms gravés dans le granit, mais quand ils levaient les yeux, ils découvraient en lettres immenses, courant le long des façades de trois immeubles, le nom de Morandi et le blason des Bardi, ce poisson surmonté d'une tour, qui restaient illuminés toute la nuit.
Morandi avait installé ses bureaux, ses salles d'exposition au centre de Parme. Il présentait dans les vitrines du rez-de-chaussée ses créations, des tissus moirés que les décorateurs drapaient sur des statues antiques; au printemps et à l'automne, il organisait dans les salons du premier étage des défilés de mode au terme desquels il réunissait Villa Bardi les jeunes femmes, les acheteurs, les journalistes, les écrivains, les artistes, les hommes politiques, tous ceux qu'il payait ou qui avaient besoin de lui.
Peut-être, avait-il dit à Leiburg, Parme ferait-elle un jour de lui un citoyen d'honneur et donnerait-elle son nom à une place, pourquoi pas celle où se dressait la stèle des martyrs de la liberté?
Lui faisait vivre des centaines d'hommes et de femmes, oui, vivre! A quoi servait le souvenir des morts?
Au bout de quelques années, quand il avait paru disposer de fonds illimités, il avait acheté les autres immeubles fermant la place : son « lac », comme il disait. L'un était consacré à Morandi TV, les autres à Morandi Communication et à Morandi Edizioni, et le dernier à Il Futuro, le journal qu'il avait créé. Il avait obtenu le droit de creuser le sol de la place afin d'y construire des parkings et des galeries-musées où il présentait les oeuvres d'art qu'il accumulait, provenant de ses fouilles à Bellagio ou des commandes qu'il passait.
Souvent il sortait sur la place, les mains enfoncées dans les poches de sa veste aux couleurs vives. Orlando se tenait à un mètre derrière lui, dévisageant chaque passant, surveillant les rues, se tournant parfois d'une rotation brutale comme s'il avait perçu quelque menace.
- Je suis chez moi, avait confié Morandi à Leiburg.
Le fleuve coulait, tumultueux, mais les Bardi restaient les maîtres : des rocs, des tours que l'eau entourait et battait, mais qui résistaient.
- Je me demande, avait-il ajouté à mi-voix comme pour lui-même, si la mort voudra de moi. Peut-être y a-t-il un pacte, un contrat entre les Bardi et...
Il avait entouré Leiburg de son bras. Plaisantait-il? avait-il ajouté comme si lui-même ignorait la réponse. Puis il avait entraîné le vieillard dans ce qu'il appelait « sa caverne », ces galeries-musées voûtées - certaines étant de vieilles caves restaurées, d'autres ouvertes par ses architectes -, composant un labyrinthe aux parois recouvertes de marbre antique arraché au fond du lac, au pied de la Villa Bardi.
Il s'était arrêté devant une vitrine où étaient exposées plusieurs lames que le temps avait ébréchées, que l'eau du lac avait rongées. Leiburg connaissait-il le culte de Mithra? Ces lames étaient des couteaux de sacrifice. Le sang d'un taureau comme source d'énergie, avait commenté Leiburg avec lassitude, se souvenant de ces taureaux qu'on égorgeait au-dessus d'un homme afin que le sang se répandît sur la tête, le visage, le corps de ce prince ou de ce prêtre, baptême rouge qui conférait la virilité, l'homme renaissant du sang de l'animal.
- Ouvre ça, avait dit Morandi à Orlando qui poussait la vitre.
Morandi s'était emparé de l'une des lames, la tenant à pleine main, bien droite.
- J'avais dix ans, mais vous étiez là, Franz, c'était à la villa, j'avais trouvé cette baïonnette, vous vous souvenez? avait-il insisté en regardant Leiburg. Sur la route qui va à Bellagio, nous avions découvert ce soldat, l'un des vôtres, mort, et ce side-car, cette baïonnette si lourde dans son étui d'acier noir. Vous les connaissez, vous vous souvenez?
- J'étais déjà prisonnier, avait murmuré Leiburg.
- On ne m'a jamais pris! lâcha Morandi en reposant la lame et en faisant un geste à Orlando pour qu'il refermât la vitrine.
Il s'était tourné vers Leiburg, l'entraînant vers les galeries, lui expliquant qu'il voulait qu'il s'installe dans l'un de ses bureaux du dernier étage des Morandi Edizioni en tant que directeur de publication des oeuvres étrangères.
- Nous allons vous promouvoir, Franz, faire de vous le grand écrivain européen de cette fin de siècle. Je peux cela aussi !
Il avait secoué la tête, rejetant d'avance les réticences de Leiburg. Ce dernier n'avait-il pas connu tous ceux qui avaient bouleversé l'Europe, qu'ils eussent détruit ou construit, qui pouvait savoir? En fin de compte, la guerre avait été le grand unificateur, elle avait purgé les passions des peuples.
- Un bain de sang, nous y revenons, Franz : Hitler et Mussolini ont égorgé le taureau, ils ont aspergé l'Europe de sang, maintenant elle est unie, vous voyez?
Puis, croisant les bras, fixant Leiburg, il avait ajouté :
- Tuer, c'est vivre, Franz, vous le savez, vous avez fait la guerre. Seul celui qui tue, vit. J'ai compris ça très tôt, ou plutôt je n'ai même pas eu à l'apprendre, c'est dans le sang des Bardi. Condottiere, mon cher!
« Vous le savez, avait répété Pierre-Yves Lavignat tout au long du déjeuner, vous êtes le seul, Leiburg, le seul à pouvoir influencer Morandi, si vous le voulez. Vous le connaissez depuis toujours. Il a, je vous assure - cela se voit, je l'ai découvert Villa Bardi -, des liens affectifs avec vous. Vous êtes pour lui une sorte de père, le témoin de sa réussite, peut-être même un modèle.
Leiburg avait tourné la tête. Il avait aperçu, se détachant sur le décor en arabesque de la salle du Maxim's éclairée par de petites lampes à abat-jour, le visage de Lavignat penché vers lui, ses cheveux longs couvrant sa joue gauche, dissimulant son regard, et, en arrière-plan, Brigitte Georges, ses yeux soulignés par un fin trait bleu.
- Morandi, oui, Morandi, un témoin, avait marmonné Leiburg.
- Tout dépend de vous, en fin de compte, n'est-ce pas, avait repris Lavignat en se rapprochant encore.
Brigitte Georges approuvait avec des petits hochements de tête : oui, oui, oui, disait-elle des lèvres, sans parler.
Morandi, continuait Lavignat, devait donc entrer dans le capital de l'Universel. Leiburg savait ce qu'était la presse, le monde des médias, le milieu intellectuel européen, parisien.
- Vous êtes des nôtres, vous êtes ici chez vous, cela se sent, cela s'entend, mon cher Leiburg. Quel est le pays qui vous lit le plus, sans doute plus que l'Allemagne elle-même? Nous, Paris, l'Italie aussi, peut-être, parce que vous êtes soutenu par Il Futuro. Justement, vous aurez ici l'Universel....
Leiburg devait convaincre Morandi. L'Universel serait le cheval de Troie permettant le développement des autres activités de Morandi en France - la télévision, pourquoi pas?
Morandi pourrait prendre l'avantage dans le domaine de la communication, racheter peut-être l'agence H and H, «puisque Hassner va mal, très mal, il est à prendre, vous mesurez, Leiburg, l'avantage stratégique! En faisant l'opinion, vous joueriez gagnant, y compris dans le textile, et dans la mode, bien sûr, vous davanceriez tous vos concurrents. »