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- Les autres, avait murmuré Leiburg, il ne faut pas chercher à les dépasser, mon cher, il faut les tuer.

- Bien sûr, bien sûr, avaient répondu d'une même voix Lavignat et Brigitte Georges.

Puis ils avaient ri de l'accord intime et spontané que leurs voix mêlées avaient manifesté.

Il y avait tant de force à prendre dans le sang des autres..., avait ajouté Leiburg, mais si bas que Lavignat et Brigitte Georges avaient pu feindre de ne pas entendre.

21.

JOAN n'avait plus cessé de penser à Leiburg et donc à Morandi. Elle était dans la chambre de Christophe Doumic qui lui caressait les seins; elle avait fermé les yeux et sans doute croyait-il qu'elle s'abandonnait alors qu'elle se souvenait, qu'elle imaginait, qu'elle confondait ce qu'elle avait ressenti quand Leiburg avait posé ses doigts sur sa poitrine, dans la chambre de l'Hôtel Crillon, et l'angoisse et la peur qui l'avaient étreinte dans la galerie de la Villa Bardi au moment où Morandi s'était appuyé contre elle et où elle voyait, à quelques mètres derrière lui, cette machine de guerre, ce side-car jaune où tant de femmes s'étaient assises, avait-il dit, et, plus loin encore, le visage d'Orlando, son front bas et plissé.

Christophe la serrait, murmurait d'une voix haletante: « Joan, Joan, Joan, je vous en prie, je vous en prie », mais elle était submergée par un sentiment d'amertume et de fureur, de honte et d'angoisse, humiliée de ne rien ressentir, hormis le poids d'un corps en sueur sous lequel elle étouffait alors qu'elle désirait pousser le cri qui bouillonnait derrière ses lèvres, prêt à jaillir, mais Christophe ne saurait jamais le provoquer et elle se sentait coupable de le mépriser à cause de cela, de penser à Leiburg, à Morandi, et même à Orlando, effrayée à l'idée qu'elle avait à ce point changé, déjà, qu'elle n'était plus la jeune femme qui avait tant fait l'amour comme on joue, avec un entrain joyeux qui lui suffisait.

Elle cambrait son corps et devinait que Christophe était surpris, inquiet. Au lieu de la violence, de la brutalité même qu'elle espérait malgré elle, qui lui auraient enfin desserré les lèvres, il la cajolait, la berçait comme pour la calmer, alors qu'elle se sentait en proie à une rage désespérée, qu'elle s'accusait d'être devenue une femme tentée par la pourriture, qui ne se satisfaisait plus de ce jeune homme tranquille qui maintenant l'abandonnait, s'installait sur le bord gauche du lit et que le sommeil allait saisir.

Elle avait feint de s'assoupir.

Elle avait vu passer devant ses paupières fermées, crispées, ne parvenant pas à se détendre, des points lumineux pareils à de lointains tournesols, aussi insaisissables que des étoiles filantes.

Ces lueurs jaunes parcouraient tout son corps, la brûlant ici et là, tout à coup, comme autant de morsures, de piqûres sur les cuisses et le sexe, le bout des seins, brefs éclairs qui la perçaient, la faisaient frissonner, et elle avait envie de hurler pour que cela cesse.

Honteuse encore, elle avait pensé de nouveau à Leiburg, à Morandi, à cette brute d'Orlando.

Peut-être Ariane, la fille de Jean-Luc, avait-elle subi ce que Joan osait appeler le désir de jouir, qui était aussi désir de pourrir et de mourir.

Joan avait quitté la chambre dès que Christophe s'était endormi. Elle s'était habillée dans le salon aux meubles massifs et aux fauteuils recouverts de housses blanches, celles-ci étaient zébrées par les éclats des phares lorsque des voitures passaient sur l'avenue Mozart, éclairant la façade.

Elle avait imaginé les parents de Christophe, Monsieur et Madame l'ambassadeur Doumic, et elle avait arraché l'une des housses, la lançant loin sur le parquet, se laissant tomber dans le fauteuil de bois et de cuir si semblable à ceux de la maison de son enfance à Beware, dans la banlieue de Boston.

Elle avait cru rompre avec sa famille, en venant s'installer en France, alors qu'elle ne s'en était jamais éloignée, en fait, restant sur la même rive.

Mais, depuis la Villa Bardi, depuis qu'elle avait rencontré Morandi et Leiburg, depuis que le malheur de Jean-Luc l'attirait et qu'elle avait envie d'aider cet homme, de l'aimer, peut-être afin de connaître les raisons pour lesquelles une jeune femme en vient à mourir, elle savait qu'il existait un autre côté de la vie : elle avait à la fois le désir d'entreprendre la traversée et peur de céder à la tentation. Elle craignait un voyage sans fin, celui qu'Ariane avait accompli, dont elle n'était revenue que morte. Mais c'était ce voyage en elle et hors d'elle qui fascinait Joan.

Au cours des semaines précédentes, elle avait vu Jean-Luc presque chaque jour.

Il errait dans les couloirs du journal, se dandinant d'un pied sur l'autre, les bras ballants, souriant à tous ceux qu'il croisait, leur répétant qu'il écrivait, qu'il était prêt à assumer la totalité de ses fonctions. Joan avait chaque fois été bouleversée.

C'était une autre émotion, mais tout aussi forte que celle qu'elle avait éprouvée dans la galerie de la Villa Bardi ou dans la chambre de l'Hôtel Crillon.

Quand elle lui prenait le bras, faisant mine de lui présenter un projet d'enquête, elle se sentait émue au point qu'elle avait l'impression d'être enveloppée, pénétrée par une douceur tiède et humide. Ce n'était plus un cri qui était emprisonné derrière ses lèvres, mais un chant, une mélopée enfantine qu'elle aurait voulu murmurer à Jean-Luc alors qu'elle n'était capable que de lui dire qu'elle le trouvait beaucoup mieux, en meilleure forme, qu'il avait raison de venir au journal, que c'était ainsi qu'il allait reprendre pied.

Il l'approuvait d'abord en hochant la tête, puis il la regardait et elle était forcée de baisser les yeux, car elle avait envie d'appuyer le visage de Jean-Luc contre ses seins, et c'était aussi une manière pour elle de se défendre contre les souvenirs de la Villa Bardi.

Peut-être, disait-il, aurait-il dû changer de continent, s'installer à Washington ou à Pékin comme correspondant permanent, loin de l'Europe, loin du lac de Côme. Il n'osait prendre cette décision, il lui semblait que ç'aurait été déserter, abandonner sa fille, la terre où elle vivait.

Oui, il avait bien dit : « la terre où elle vivait ». Il le ressentait ainsi. Cela faisait tant d'années qu'il ne voyait plus Ariane - morte, vivante, morte, elle était là, sans cesse présente, il n'y avait plus de frontière dans son esprit. Il allait de l'une à l'autre, c'était toujours des souvenirs. Peut-être, vivante, avait-elle vécu comme une morte; peut-être, morte, n'en était-elle que plus vivante. Et lui s'était mis à croire en un monde où les morts ont une vie. Est-ce que cela faisait de lui un fou, un malade?

Joan s'était tue tandis qu'il jouait avec un crayon, silencieux lui aussi, griffonnant, et elle reconnaissait dans les lignes qu'il traçait les contours du lac de Côme. Ce point qu'il marquait d'un D, c'était Dongo, cet autre, Bellagio, cette croix, l'endroit où l'on avait retrouvé le corps d'Ariane.

Il froissait la feuille, la pétrissait.

Après, reprenait-il, quand il aurait élucidé les circonstances exactes de la mort d'Ariane, après seulement, peut-être qu'il irait mieux, mais il ne serait jamais plus l'homme qu'elle avait connu. Il avait entrepris la traversée de la vie à la mort et s'il en revenait, il ne pourrait oublier ce qu'il avait découvert.

Est-ce que Joan comprenait, est-ce qu'elle voulait l'aider?

Peut-être avait-elle fait oui, peut-être était-elle simplement sortie du bureau en répétant, comme tous les autres, qu'il fallait tourner la page, accepter, mais elle était sûre d'avoir aussi murmuré « Je suis là, je suis là », et il lui avait répondu d'un geste de la main qui voulait dire : « Je sais. »

Joëlle avait tenu à déjeuner avec Joan et elles s'étaient retrouvées dans un restaurant italien bruyant, à quelques rues de la place de l'Alma.