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Joëlle s'était avancée entre les tables tout en regardant autour d'elle, se penchant pour embrasser une femme, puis deux hommes qui l'accompagnaient, interpellant le serveur. Elle était petite, mince, la taille serrée dans une veste de tailleur vert sombre boutonnée très bas, une blouse de soie couleur rouille, échancrée, laissant deviner sa poitrine menue et ferme. Elle était chez elle ici, expliquait-elle, c'était la cantine de la télévision. Joan avait-elle remarqué Brigitte Georges, là-bas, dans un angle de la salle? Joëlle travaillait avec elle sur une série d'émissions, des portraits. On allait monter celui de Franz Leiburg, vous connaissez, bien sûr?

Puis, tout à coup, elle changea de voix :

- J'ai quitté Jean-Luc pour qu'il s'en sorte.

Elle était trop liée au passé. Elle avait connu Ariane. Ils avaient même vécu quelque temps tous les trois.

- Elle me faisait peur, c'était une passionnée glacée, vous vous représentez, Joan, quelqu'un qui ne montrait rien, mais folle au-dedans, totalement folle. Jean-Luc ne veut pas l'admettre, plus personne ne pouvait rien pour elle. Une jeune fille d'une beauté extraordinaire, grande, mince, aux cheveux blonds cendrés, au charme diabolique. Oui, elle attirait, mais comme le gouffre attire, vous comprenez, Joan? Je n'ai pas du tout été étonnée qu'on l'ait retrouvée noyée. D'ailleurs, Jean-Luc ne la voyait plus. Que pouvais-je faire, moi? Je gênais. Je ne pouvais pas être la femme de cette nouvelle étape de sa vie et je ne voulais pas me laisser prendre dans le tourbillon de ses obsessions; coupable, responsable, on n'entend plus que ça! Chacun fait son destin, non? Je devais penser à moi, tout le monde à présent pense à soi.

Joëlle avait mangé avec avidité, s'était levée pour embrasser Brigitte Georges qui regardait Joan sans paraître la reconnaître. Puis, tout en buvant sa tasse de café, passant sa langue sur ses lèvres entre chaque gorgée, Joëlle avait ajouté qu'elle se sentait mieux de s'être ainsi confiée à Joan.

- Vous connaissez Jean-Luc, il ne dit jamais les choses simplement, mais vous êtes pour lui un espoir. C'est ainsi, je le sais, je le sens: c'est à vous qu'il s'accroche, vous êtes la seule au journal en qui il ait confiance. Peut-être parce que vous êtes le contraire d'Ariane, ou qu'il le croit. Je voulais vous le dire, Joan: moi, Jean-Luc, je l'ai définitivement quitté, je fais ma vie ailleurs, alors...

Elle avait allumé une cigarette, puis, les yeux mi-clos, elle avait dit que, d'après ce qu'ils avaient appris, Joan travaillait aussi sur Franz Leiburg : « Quelque chose d'important? L'homme est fascinant, n'est-ce pas? »

Pour masquer les vraies raisons de sa rencontre avec Leiburg, Joan avait voulu lui consacrer un article et elle avait rassemblé des photos et des extraits de presse, se vouant à ce travail de documentation avec frénésie. Mais peut-être désirait-elle seulement téléphoner à Parme, prononcer ces mots : Morandi Edizioni, ou s'adresser au rédacteur en chef d'Il Futuro, Giorgio Ballaso, en expliquant qu'elle avait écrit un portrait de Carlo Morandi, qu'elle avait été reçue Villa Bardi, qu'elle cherchait maintenant des éléments pour cerner la personnalité de Franz Leiburg, l'ami de Morandi, n'est-ce pas?

Quand la télécopie s'était déclenchée, Joan avait suivi le déroulement du papier, surprise de voir apparaître le visage maigre d'un jeune journaliste qui, en 1937, sur le front de Madrid, avait posé auprès du général Franco, puis avait été reçu par le Führer sur la terrasse du Bergohf. Ce visage-là annonçait celui du vieil homme d'aujourd'hui, comme si la boucle d'une vie s'était refermée, effaçant cinquante années, les rondeurs de la quarantaine, et ne laissant subsister que l'ossature anguleuse.

A l'aide d'une loupe, elle avait essayé de distinguer les traits de cette femme, peut-être Paola Morandi, qui se trouvait à l'arrière-plan sur un cliché pris dans le parc de la Villa Bardi, en 1939, précisait-on, sans doute le 1er septembre. Et elle avait imaginé, dans les massifs de lauriers, ce jour-là, Carlo Morandi qui continuait à battre à coups de bâton l'enfant de la domestique qui lui tenait lieu de victime.

A partir des années 1975-1980, Il Futuro avait presque chaque mois publié un article élogieux sur Leiburg, l'un des plus grands écrivains allemands, disait-on, un éminent collaborateur des Morandi Edizioni, un témoin lucide de la tragédie puis de la construction européenne. Les articles étaient illustrés de photos montrant Leiburg en compagnie de Morandi, et c'était le visage de ce dernier que Joan avait scruté, mesurant les modifications qui, d'une année sur l'autre, en avaient changé les traits, joues rondes encore dans les années 70, puis le visage s'amincissait, le regard devenait impérieux, les mâchoires plus fortes, le menton plus marqué, et peu à peu les deux hommes coïncidaient avec le souvenir qu'en avait gardé Joan, l'un décharné, l'autre athlétique et hautain, l'expression souvent méprisante et ironique.

Quand on faisait ainsi glisser les articles les uns sur les autres, parcourant en quelques minutes les mois et les années, cette présence de Morandi aux côtés de Leiburg devenait obsédante.

Les deux hommes se regardaient sans amitié. Bras croisés, ou bien le droit posé sur les épaules de Leiburg, Morandi paraissait présenter une statue à l'instar de celles qu'il arrachait, couvertes de vase, aux profondeurs du lac. En même temps, il ne pouvait dissimuler une certaine inquiétude, le visage tendu comme s'il avait craint les confidences de Leiburg et avait tenu à le surveiller de près. Le plus souvent, Leiburg souriait, tête baissée, comme écrasé par le bras de Morandi, acceptant de se soumettre, mais, sur quelques photos, prises à l'improviste, il regardait Morandi avec une anxiété haineuse, celle d'un prisonnier pour un geôlier souverain et imprévisible qui peut à tout instant décider de sa mort.

Lorsque, une nuit, Joan avait voulu commencer à écrire, le premier mot qu'elle avait inscrit sur l'écran de son ordinateur avait été celui-là : mort. Leiburg - elle l'avait vu ainsi dès leur première rencontre Villa Bardi - avait les traits d'un masque mortuaire et, cependant, c'était cet homme-là qui l'avait troublée, qui lui avait révélé ce désir sombre qu'elle n'avait eu de cesse de refouler.

Elle avait alors écrit cet autre mot : désir. Puis, une fois les mots lancés, elle avait composé les premières phrases: Franz Leiburg porte sur lui les traces de la mort, non pas de la sienne, mais de celle qu'il a côtoyée. Il sait ce qu'est la mort. Il sait ce qu'est le désir de mort. Il sait le lire dans le regard d'autrui. Et on découvre la mort dans ses propres yeux.

Elle avait effacé ces phrases, les avait réécrites, mais, malgré l'élan qu'elle prenait chaque fois en les reformulant, elle n'avait pu aller au-delà.

Ce n'était pas ce portrait de Leiburg qu'elle souhaitait écrire, mais elle désirait comprendre ce qui liait Leiburg à Morandi et cerner ainsi le Condottiere. Leiburg n'était que le premier passage. Il y en avait d'autres, ces noms dont elle avait dressé la liste; Valdi, Balli, Nandini, mais aussi Lavignat, Hassner, peut-être même Orlando et les deux Russes qui avaient assisté au colloque de la Villa Bardi, lui permettraient d'accéder jusqu'à Morandi.

Elle avait vu Arnaud dès le lendemain matin. Elle abandonnait le portrait de Leiburg, lui expliqua-t-elle : trop classique. Brigitte Georges allait d'ailleurs lui consacrer une longue émission. Mais, à partir de Leiburg et, d'autres témoins en Europe, elle songeait plutôt à reprendre son enquête sur Morandi. Il était au centre du système italien, européen. Elle voulait aller jusqu'au bout.

Arnaud grogna sans relever la tête, puis, au moment où Joan quittait le bureau, il l'avait rappelée. « Jean-Luc? » avait-il simplement demandé. Elle avait grimacé, gênée: Morandi n'avait aucun rapport avec Jean-Luc, aucun, avait-elle lâché.

- Attention au lac, avait alors murmuré Arnaud.