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Elle s'était enfermée chez elle plusieurs jours, prostrée. Elle avait envie de vomir. Passait de la terrasse à la chambre, répétait de menus gestes, feuilletait des livres et des journaux sans les lire, laissait le téléphone sonner sans décrocher, quittait la pièce afin de ne pas entendre la voix, refusant d'écouter la bande enregistreuse du répondeur, puis se laissait tomber sur le lit.

Quel était le sens de ce qu'elle voulait entreprendre?

Elle se sentait humiliée de ne pouvoir maîtriser ces sentiments confus qui la bouleversaient, la déchiraient, la poussaient vers Jean-Luc et Morandi.

Jusque-là, elle avait toujours su ce qu'elle désirait, et sa vie, elle l'avait conduite avec méthode et résolution. Chaque matin, elle remontait de la place Maubert vers le jardin du Luxembourg et accomplissait trois tours du parc, d'une foulée régulière, la respiration bien rythmée, ne cherchant ni à accélérer ni à ralentir, ayant trouvé la bonne cadence. A l'image de sa vie. Et voici brusquement qu'elle passait de l'accablement qui la laissait sans force sur ce lit, comme une loque, à ces images qui lui coupaient le souffle comme dans une course échevelée. Et le plus insupportable, c'est qu'elle goûtait ce désordre au lieu d'aspirer à retrouver la discipline, le calme, la sagesse.

Qu'avait-elle pourtant à faire de ce sordide cauchemar que devait être la relation avec des hommes comme Leiburg, ce mort, Morandi ou Orlando? Que pouvait-elle attendre du sentiment qui la poussait vers Jean-Luc Duguet, cet autre vieux bonhomme - quarante-cinq ans, peut-être? Il le lui avait dit: elle avait l'âge de sa fille, d'Ariane, la morte.

Joan avait l'impression d'être traversée de désirs, de pulsions qui la corrompaient, comme si ces lueurs jaunes qu'elle distinguait quand elle fermait les yeux avaient été autant de taches de décomposition en elle, sur sa pensée pourrie, sur son corps insatisfait qu'elle ne pouvait plus contraindre à un effort physique régulier.

Elle ne courait plus. Elle n'avait plus envie de courir, mais de rester allongée, pensant à Morandi, à Leiburg, à Orlando, à Jean-Luc.

Jean-Luc avait téléphoné, parlant d'une voix hésitante, et elle avait décroché.

- Je ne vous vois plus, Joan. Vous étiez... Si vous aussi... Long silence : Je vais mal, vous savez.

Elle avait murmuré: « Mais non, mais non. »

Il avait ajouté que le seul fait d'entendre sa voix le rassurait. Elle était pour lui la vie, il s'excusait de dire cela, comme ça, mais oui, depuis la mort d'Ariane, Joan était à ses yeux la preuve que la vie continuait. « C'est ce que je ressens, excusez-moi, Joan. »

Elle n'avait pas répondu.

- Et votre grande enquête : l'Europe, Morandi...? avait-il demandé.

Savait-elle qu'un juge italien, Roberto Cocci, venait, à Parme, d'inculper Morandi pour corruption?

Il avait conclu : « A bientôt, ne m'abandonnez pas. »

Elle avait arpenté à grands pas l'appartement, s'écriant à plusieurs reprises : « Non, non je ne veux pas ! » Puis elle avait pris une douche, s'était habillée, et, avec une fébrilité qu'elle ne pouvait maîtriser, elle avait cherché des images de Morandi, accroupie devant le téléviseur, passant d'une chaîne à l'autre.

Elle avait tout à coup reconnu le portail de la Villa Bardi, les massifs de lauriers qui bordaient l'allée. La voiture s'avançait lentement. Morandi était assis à l'avant, ignorant les journalistes, regardant droit devant lui. Orlando conduisait. Brusquement, la voiture avait démarré à grande vitesse, franchissant le portail en direction de Bellagio, fonçant sur le groupe des journalistes au milieu de la chaussée et qui s'égaillaient en bonds désordonnés, cependant que la voix du commentateur se faisait plus aiguë: « Morandi, Morandi... »

Elle avait couru jusqu'à Saint-Germain-des-Prés acheter les journaux italiens, puis, du drugstore, elle avait téléphoné à Christophe Doumic.

Il lui avait donné rendez-vous dans un restaurant chinois de l'avenue Raymond-Poincaré où ils allaient parfois avant de rentrer chez lui, et à l'idée que c'était cela qui se préparait, elle avait éprouvé un sentiment de dégoût si puissant qu'elle en avait été inquiète, affolée même par la découverte des changements qui s'étaient opérés si vite en elle.

Elle l'avait harcelé de questions. Elle avait besoin d'informations sur les affaires de Morandi, ses intentions précises concernant l'agence H and H, le rachat de l'Universel. Le ministère du Budget devait avoir enquêté.

- Parlons de ça ailleurs, avait répondu Christophe en souriant.

Elle n'ignorait pas - il montrait par des mimiques qu'il plaisantait - qu'il gardait les dossiers confidentiels à son appartement.

Elle l'avait regardé si durement qu'il avait baissé les yeux et s'était interrompu.

Il était fade comme le riz blanc, un peu trop cuit, les grains collés en boules gluantes, qu'elle mangeait à petites bouchées, oubliant de l'arroser de la sauce rouge-brun pareille à un sang épais.

Joan avait pourtant suivi Christophe chez lui le soir même, peut-être pour simplement vérifier qu'il était devenu pour elle un corps dont on ne supporte plus ni le poids, ni les mouvements.

Elle l'avait même haï tandis qu'il l'aimait. Elle avait méprisé son application, ses attentions, sa maladresse, la peur qu'il avait d'elle - elle la sentait à la manière dont il lui touchait les seins, dont il passait la main sous son dos, et même à ce parfum dont il s'était aspergé de crainte sans doute de lui déplaire par l'odeur de transpiration de son corps.

Jamais auparavant elle n'avait remarqué ni pensé cela. Que voulait-elle? Des mots montaient de sa gorge, pleins de sucs âcres. Elle voulait qu'on forçât sa bouche jusqu'à ce qu'elle eût mal aux commissures, qu'on l'écartelât, au besoin, pour lui arracher son cri. Elle voulait un corps rugueux qui l'aurait griffée, écorchée, peut-être même un homme comme avait dû l'être Leiburg, comme l'était Morandi, malsain et pourri, si c'était là la condition.

Elle était effrayée de ce qu'elle imaginait, de ce qu'elle voyait derrière ses paupières fermées.

Elle avait laissé Christophe s'endormir, puis elle s'était rhabillée dans le salon funèbre, parmi les housses blanches qui faisaient ressembler les meubles à des stèles. A présent, elle s'apprêtait à téléphoner afin d'obtenir un taxi.

Elle s'était redressée, écartant du pied la housse qu'elle avait arrachée au fauteuil et, levant la tête, elle avait découvert Christophe dans l'encadrement de la porte du salon. Son pyjama bleu pâle flottait autour de lui.

Il avait répété d'un air hébété: «Mais pourquoi, Joan? Pourquoi vous êtes-vous rhabillée, Joan? »

Pouvait-elle lui expliquer ce qu'elle ressentait, son envie de traverser ce lac qu'elle imaginait gris sombre, presque noir, troué de lueurs jaunes?

22.

CES mots que Jean-Luc avait dits à Joan - « Je ne vous vois plus, je vais mal, ne m'abandonnez pas » -, auxquels elle avait à peine répondu, ces mots dont il avait honte mais qu'il était pourtant soulagé d'avoir prononcés, qu'il avait même envie de répéter puisque c'était avec cette jeune femme qu'il avait besoin de parler (depuis ce premier appel chez elle, il avait essayé plusieurs fois de la joindre, mais il n'avait osé se confier au répondeur de crainte que quelqu'un ne surprît les mots qu'il avait envie d'ajouter aux précédents: « Je veux vous voir, venez, j'ai besoin de vous, ne me laissez pas tomber, sinon je coule... »), cette lamentation, cet appel, ces mots de désespoir ou d'attente étaient ceux qu'il aurait dû dire à Ariane mais qu'il n'avait su trouver à l'époque.

Elle avait quinze ans et demi, seize ans peut-être. Tôt le matin, dans la cuisine, elle arrivait en tâtonnant, les yeux gonflés. Elle avait veillé, murmurait-elle, à cause de cette leçon qu'elle ne retenait pas, une épreuve de contrôle; il répondait sur le même ton : jus d'orange, café, que veux-tu, mange, bois - tout ce tas de mots jetés entre eux comme pour se cacher derrière leur amoncellement, ne rien dire, lui qui aurait tant voulu l'embrasser, la serrer contre lui, l'interroger et se confier, lui demander ce qu'elle pensait de Joëlle, si elle tolérait sa présence dans l'appartement, si elle souhaitait qu'ils vivent seulement tous les deux, père et fille, et il aurait aussitôt acquiescé.