Chaque fois qu'il la croisait, il aurait dû lui dire : « J'ai besoin de toi, je ne te vois pas assez, je me moque de Joëlle, du journal, cela vient après toi, parle-moi, ne nous quittons pas, ne nous manquons pas, cessons ce jeu d'esquive! »
Elle ne buvait pas le jus d'orange qu'il lui avait préparé. Elle disait d'un ton irrité ou las, selon les matins: « Mais je n'ai pas le temps, tu vois bien, je suis en retard... »
Elle portait une grosse veste de laine à fermeture Éclair, au col large qu'elle relevait, dissimulant ainsi ses cheveux blond cendré, et parfois il sortait sur le balcon, la regardait s'engager dans la rue de Sèvres, et il éprouvait alors une fierté mêlée d'effroi à la voir si grande, si mince, et la vue de ses jambes fines serrées dans un pantalon de toile bleue délavée, marchant à longues foulées, vers le métro, sans que jamais elle tournât la tête pour vérifier s'il la suivait des yeux, lui inspirait un sentiment de fatalité et de désespoir.
Il rentrait dans la chambre.
Joëlle dormait encore. Il avait envie de se tuer.
C'était une tentation qui passait, cisaillant sa pensée, irradiant sa vie qu'il se représentait à cet instant comme une suite d'échecs: ce mariage avec Clémence, cette façon dont elle avait refusé la naissance d'Ariane, son départ, les laissant là, fille et époux, c'était le moment tournant de sa vie, lui avait-elle dit, il devait comprendre. Qu'était-il donc, lui, pour qu'on le laisse ainsi tomber? Et maintenant, il en avait eu la certitude, à la lumière de ce désir de mort, c'était Ariane qui allait partir, l'abandonner, peut-être pour répéter, sans le savoir, ce qu'avait fait sa mère des années auparavant, ou bien pour le punir de n'avoir pas su la garder.
Il s'asseyait sur le lit, sûr qu'il ne réussirait pas non plus à retenir Ariane, parce qu'il n'osait pas prononcer les mots qu'il portait en lui : « J'ai peur pour toi, pour moi, restons ensemble, parlons-nous, parlons-nous ! »
Mais elle aurait répondu comme elle l'avait déjà fait les quelques fois où il avait tenté d'écarter ces barrages de phrases toutes faites, cet entrelacs de mots inutiles dont on avait plein la bouche, dont on comblait l'espace pour ne pas se toucher, mêler comme des lèvres qui se joignent ce qu'on avait au fond de la gorge : « Mais je te parle, papa, c'est ce que nous faisons ! Tu es drôle, tu es vraiment bizarre. »
Elle aurait secoué la tête, elle l'aurait regardé avec commisération, mais, en même temps, il aurait deviné ce défi qu'elle lui lançait, cette provocation à aller plus loin s'il osait, mais il fallait qu'il ose, qu'il prenne le temps, qu'il franchisse les obstacles qu'elle allait dresser entre eux : « Je suis pressée, il faut que je me coiffe, que je revoie le cours... »
Il n'avait pas osé, il avait reculé devant le premier barrage, murmurant : « Oui, oui, nous parlons, mais... »
Peut-être aussi le téléphone avait-il sonné, Arnaud l'appelait de la rédaction ou bien c'était Joëlle qui faisait irruption dans la cuisine et disait d'une voix sèche: « Excusez-moi, est-ce que je peux m'approcher?» »
Ariane s'écartait d'un mouvement vif, quittait la cuisine. Et Jean-Luc savait qu'elle sortirait ainsi un jour de sa propre vie.
Il l'avait redouté durant des années mais c'était lui, pourtant, qui, comme s'il avait voulu mettre fin à son angoisse, l'avait en quelques minutes jetée dehors, elle et cet étudiant noir qu'elle avait accueilli. « Je m'en fous, je m'en fous, avait-il lancé, empêchant Ariane de s'expliquer. Je m'en fous ! Dehors, dehors tout de suite ! »
Il avait parlé comme on se tue sur un coup de désespoir, pour en finir avec la peur ou son obsession.
Ariane avait à peine seize ans, elle était revenue au bout de quelques jours, mais ni elle ni lui n'avaient évoqué ce qui s'était passé. Il n'avait pas osé la regarder. Il la sentait tendue, ou si passive - c'était pire - qu'il vivait déjà comme si elle n'était plus là, et sa présence ne changeait rien au manque qu'il ressentait, à sa disparition, puisqu'il ne pouvait plus la serrer contre lui comme autrefois, il y avait si longtemps, quand elle était cette petite fille qui lui montrait ses cahiers bien tenus, à l'écriture régulière, ou bien à qui il apprenait, sur une route de campagne, au bord d'un fleuve, à tenir en équilibre sur un vélo.
Il avait si bien anticipé son départ que lorsque, presque majeure, elle avait définitivement quitté l'appartement de la rue de Sèvres - pour aller où? -, son accablement, son désespoir ne l'avaient point surpris.
Il était châtié pour ce qu'il n'avait pas su vouloir, pour ce qu'il n'avait pu empêcher, pour la violence qu'il avait laissé s'exprimer lorsqu'il l'avait jetée dehors - c'était l'expression qu'il se répétait parce qu'elle le blessait -, ce dimanche où Joëlle et lui l'avaient découverte - mais voulait-elle se cacher? - en compagnie de cet étudiant noir, dans leur appartement, comme avait dit Joëlle.
Elle ne reviendrait plus. Il le savait.
- Mais, en fin de compte, tu prends ça très bien, avait constaté Joëlle. Je craignais le pire, tu faisais tant d'histoires, chaque fois que tu parlais d'elle. Mais je me trompais, tant mieux. On dirait même que ça t'arrange. Moi, je ne me suis jamais mêlée de vos relations : c'était tellement curieux, je n'étais rien pour elle, elle me le faisait comprendre, et toi aussi...
Le souvenir de ces propos dérisoires, comme une bouffée aigre, un relent nauséeux, lui était souvent revenu, cachant ce qu'il ressentait vraiment sous les commentaires et les bruits de voix.
Parfois, dans son bureau de Continental, après avoir terminé la rédaction de son éditorial, las, la tête vide, n'ayant pas encore demandé à sa secrétaire de lui passer à nouveau les communications, il cherchait à retrouver le visage d'Ariane, découvrant avec affolement qu'il n'y réussissait pas. Il voyait une silhouette quitter la cuisine, disparaître au bout de la rue de Sèvres, et il parvenait seulement à reconstituer la couleur de ses cheveux, sa démarche, ce coup de tête destiné à jeter ses mèches d'un côté de son visage. Mais c'était tout.
Lorsqu'il avait fait entrer pour la première fois Joan Finchett dans son bureau et qu'il avait vu cette jeune femme - bien qu'elle eût quelques années de plus, elle paraissait du même âge qu'Ariane -, il avait éprouvé un sentiment de joie, presque d'émerveillement, comme si, par quelque sortilège, on avait transformé Ariane tout en la laissant elle-même, en la parant de cette énergie, de ces mollets musclés, de cette volonté d'agir qu'elle n'avait pas ou qu'elle avait peut-être toujours dissimulée.
Il était obligé d'admettre que, puisqu'elle était partie, qu'elle avait laissé des traces, ces photos à la une des magazines (pas les plus grands) pour présenter des collections de mode (pas les plus connues), c'était bien qu'elle savait elle aussi décider, entreprendre. Mais il n'en avait rien deviné, il avait même été incapable de l'imaginer.
Il avait embauché Joan au bout d'à peine une demi-heure d'entretien. Arnaud s'était étonné : Jean-Luc était-il sûr de son choix, qu'avait donc cette petite Américaine? Ses papiers, pas mal, originaux, certes, mais...
La jeune femme avait dit : « J'ai quitté les États-Unis pour des questions familiales.» Jean-Luc avait baissé la tête : « Quoi? »
Elle n'avait pas hésité, exposant calmement qu'elle ne s'entendait plus avec son père, qu'il intervenait trop dans ses choix professionnels, qu'elle ne voulait plus dépendre de lui, qu'elle avait le sentiment qu'il la surveillait et, en même temps, ne la comprenait pas.
Jean-Luc l'avait interrompue. Ce n'était pas son problème, avait-il lâché d'un ton bourru, il s'en foutait, lui, de ce qui se passait dans la famille Finchett à New York - mais elle l'avait repris : c'est vous qui m'avez interrogée, monsieur, et c'est à Boston.