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- Elle vous ressemblait, murmurait Jean-Luc.

Quand, pour la première fois, il avait fait entrer Joan dans son bureau, l'espace d'un instant il avait eu l'illusion de voir Ariane, une Ariane forte. Il l'avouait, il avait aussitôt été attiré par elle, mais il avait fallu cette mort pour qu'il le reconnaisse, ose lui confier.

- Excusez-moi.

Il baissait la tête et ils reprenaient leur marche sans jamais se frôler, restant même à bonne distance l'un de l'autre.

Elle n'avait aucune question à poser. Elle croyait à l'histoire de cette jeune fille un peu trop grande et un peu trop mince, mais dont le visage encadré par de longs cheveux blond cendré avait cet air de naïveté provocante qu'ont souvent les adolescentes, qui attire et émeut.

- Pourquoi a-t-elle basculé? s'interrogeait Jean-Luc.

Qu'avait-il fait ou oublié de faire? Un homme, à Dongo, l'ouvrier qui l'avait trouvée, lui avait dit cette phrase : si on mourait à cet âge, c'est que quelqu'un vous avait tué ou laissé mourir.

Joan faisait non de la tête. Non, Jean-Luc n'était pas le coupable. Elle aurait voulu le convaincre que tout s'était joué en dehors de lui. Ariane avait dû sentir que son corps changeait, que les autres portaient sur elle un regard plus appuyé. Elle avait cru qu'elle détenait un pouvoir, que ces hommes qui se retournaient sur elle, qui la flattaient, qui l'invitaient, elle pourrait les dompter, obtenir d'eux tout ce qu'elle voulait. Elle avait éprouvé le désir de mesurer sa force, d'affronter quelqu'un, de déchirer l'enveloppe qui tout à la fois la protégeait et l'enfermait. Elle avait voulu s'ouvrir et il avait peut-être suffi d'une seule rencontre pour que toute sa vie fût engagée.

Joan aurait aimé ajouter qu'elle-même aurait pu être cette jeune morte, qu'elle regrettait de ne pas avoir pris le risque de mourir, qu'elle était prête à le courir, maintenant, avant qu'il ne soit trop tard, et elle aurait pu parler de Leiburg, de Morandi, d'Orlando, de l'enquête qu'elle avait entreprise, parce qu'elle ne pouvait plus vivre avec une housse sur la tête, sa voix et son corps étouffés.

Ariane avait eu ce courage, cette volonté plus tôt, dès quinze ou seize ans.

Alors qu'ils traversaient le pont de l'Alma, Jean-Luc parlait à présent de ce photographe italien, Roy, l'un de ceux qui avaient probablement donné à Ariane l'illusion de sa force, son désir de liberté.

A quoi bon rapporter ce que cet homme lui avait dit? Peut-être avait-il cru que Jean-Luc était un vieil amant d'Ariane et lui-même ne l'avait point détrompé, et ç'avait été horrible de l'écouter confirmer qu'en effet, il avait tiré toute une série de photos d'Ariane, qu'elle avait une forte personnalité, le cul et la tête - c'étaient ses propres mots. « Oui, c'est d'Ariane qu'il parlait », murmurait Jean-Luc.

Joan aurait voulu qu'il se tût. Elle préférait ne plus savoir, laisser désormais son imagination composer la vie de cette jeune femme qu'elle aurait pu être.

Elles avaient la même taille, lui avait précisé Joëlle, la même teinte de cheveux. Mais ceux d'Ariane étaient longs. Joan avait coupé les siens du jour où elle avait décidé qu'il fallait choisir l'ordre et l'efficacité, quand elle avait renoncé à l'autre versant de la vie.

Ariane était morte avec les cheveux longs. Joan vivait avec les cheveux bouclés.

Vivait?

Jean-Luc avait encore parlé en arpentant des quais, des avenues, des esplanades.

Ils avaient franchi le pont de l'Alma, puis la place. En ce samedi matin, l'avenue Marceau était déserte. Plus tard, ils avaient contourné la place du Trocadéro, remonté l'avenue Raymond-Poincaré. Et la vie s'était déroulée au rythme de leurs pas.

Clémence, la mère d'Ariane, expliquait Jean-Luc, ne s'était pas indignée de découvrir les photos de sa fille sur la couverture de magazines italiens. Jean-Luc, avait-elle souligné, n'avait jamais été sensible à ce qui relevait de l'art, de l'esthétique. S'était-il jamais demandé ce qu'avait signifié pour elle le fait d'être comédienne, de vivre par son corps et sa voix, de se mouler dans d'autres destins, d'être multiple? Ariane avait commencé à vivre comme elle, avait prétendu Clémence. Que Jean-Luc ne la gêne pas, qu'il la laisse s'épanouir!

Que pouvait-il faire?

Ce qui avait tué Ariane, c'était peut-être leur désunion, ce désaccord entre Clémence et lui. Ils ne lui avaient pas donné la vie, mais la mort. Belle liberté! avait-il ricané. Comment aurait-elle pu échapper à pareille malédiction?

Joan s'indignait. Elle refusait d'imaginer qu'Ariane eût simplement subi ce destin scellé dès l'origine, médiocre et banal : un père et une mère désunis, une adolescente fugueuse qui s'en va, un jour d'averse, peut-être d'overdose, mourir au bord d'un lac.

C'était trop simple, trop sordide, inacceptable.

Elle avait pour la première fois répondu à Jean-Luc, l'obligeant à se taire au moment où il répétait : « Je l'ai vue morte dans ce hangar. » Elle ne pouvait plus supporter sa voix, cette complaisance, cette soumission.

Elle avait repris la phrase de l'homme de Dongo : on ne meurt pas, on vous tue.

Elle avait martelé : « Quelqu'un l'a tuée. » Elle le sentait, Ariane n'était pas quelqu'un qui renonce. « J'en suis sûre. »

Jean-Luc s'était arrêté, lui avait saisi les poignets : que savait-elle?

Elle secouait la tête, murmurait : « Rien, rien. »

Ce n'était même pas une hypothèse. Sans doute un désir. Pour cette jeune morte, pour l'idée même qu'elle se faisait de la vie, elle voulait qu'il y ait eu risque, combat, affrontement. Piège, peut-être, mais par conséquence, un ennemi, un tueur.

Elle voulait la colère, la vengeance plutôt que le désespoir.

Jean-Luc s'était collé à elle : « Ne me laissez pas, ne me laissez pas. »

Il l'avait enlacée et elle l'avait à son tour entouré de ses bras.

24.

JOAN avait toujours refusé de passer la nuit entière chez Jean-Luc, rue de Sèvres.

Elle n'avait ni réfléchi ni hésité. Ç'avait été une réaction instinctive qu'elle avait eue dès ce samedi de novembre, quand elle était entrée pour la première fois dans cet appartement du troisième étage, au coin de la rue Vaneau.

Elle n'avait pas été surprise par les pièces en désordre, les journaux froissés sur les fauteuils, les livres qui s'amoncelaient en piles contre les cloisons, mais elle avait aimé cette odeur de tabac, de café et de poussière qui l'avait saisie quand Jean-Luc l'avait entraînée à travers les pièces vers sa chambre où ils étaient, d'un même mouvement, tombés sur le lit.

Elle s'était sentie alanguie et émue tandis qu'il l'embrassait, mêlant la fougue et la tendresse, disant - et elle était troublée par cette voix suppliante : « Mon amour, mon amour, ma vie, tu me sauves, vous devez le savoir, mon amour... » Elle l'avait écouté, passive, heureuse de se laisser aller avec la sensation d'être épanouie, d'offrir un corps si généreux que Jean-Luc allait s'y fondre comme un enfant qui rentre dans le sein de sa mère; c'était la première fois qu'elle éprouvait ce sentiment : être une mère pour un homme, alors que cet homme était déjà vieux, et elle avait pensé, tout en s'abandonnant : Clémence et Joëlle ont couché dans ce lit, je n'y dormi-rai pas.

Elle n'éprouvait ni jalousie ni amertume, elle ne regrettait pas de venir après ces deux femmes, mais elle avait ensuite besoin de se retrouver seule, comme on referme les bras sur soi quand on a froid. Elle voulait reprendre ses pensées qui s'émiettaient quand elle se tenait auprès de Jean-Luc. Elle craignait de ne pas savoir lui résister parce qu'il était faible, qu'il avait tant besoin d'elle; elle était tentée de le laisser faire, n'ayant jamais connu cela : un homme en qui déverser sa vie, qui avait vingt ans de plus qu'elle et qui était sans forces, qui disait ne plus pouvoir puiser qu'en elle l'énergie, la volonté de continuer à vivre.