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Quand, après avoir marché toute la matinée de ce samedi, une bruine glacée leur collant au visage, ils s'étaient embrassés sur le trottoir de l'avenue Raymond-Poincaré, et qu'elle avait été si émue par l'abandon de ce corps d'homme qui se laissait aller contre elle, par sa voix qui répétait : « Joan, sans vous, je meurs, Joan, vous êtes ma seule raison », par ses larmes, car il pleurait et, visage contre visage, elle sentait ses larmes sur ses propres joues, elle avait pensé : tiens, il n'est pas si grand, peut-être même le dépassait-elle de quelques centimètres. Et ce constat qu'elle avait fait malgré elle lui avait aussitôt laissé comprendre que Jean-Luc n'était qu'un moment de sa vie qu'elle devrait vivre sans remords ni calculs, mais qu'il finirait un jour. Peu après, alors qu'enlacés ils cherchaient un taxi, elle avait aperçu de l'autre côté de la chaussée l'enseigne de ce restaurant chinois où elle avait dîné avec Christophe Doumic avant de le suivre chez lui, sans doute pour la dernière fois.

Jean-Luc pelotonné contre elle dans le taxi, leurs jambes mêlées, elle avait eu la certitude qu'elle était plus forte, plus lucide que cet homme qui avait posé la tête sur son épaule, dont elle voyait les cheveux grisonnants, qui lui disait ne vouloir jamais plus la quitter - quel adolescent lui avait jadis déclaré la même chose? Il lui fallait rechercher dans sa mémoire le nom de cet étudiant en histoire, lors de sa dernière année à Harvard, qui composait des tragédies et déclamait ses vers sans croire un traître mot de ce qu'il récitait.

Dès ces premières minutes, Jean-Luc avait même murmuré qu'il voulait un enfant d'elle.

Mais il avait dit cela sans vigueur, comme une supplication, tout en s'en remettant à elle pour décider, et elle avait pensé qu'il avait dû être un homme faible bien avant la mort d'Ariane, que Clémence et Joëlle avaient dû le quitter, tout comme Ariane, à cause de cette incertitude de sa personnalité que l'exaltation, la spontanéité, l'énergie qu'il mettait à se confier ou à faire des projets ne parvenaient pas à masquer.

Drôle de type.

C'était une voix souterraine qu'entendait Joan, une mise en garde qui ne l'empêchait pas pour autant de bercer Jean-Luc comme elle ne l'avait jamais fait pour un autre homme, de lui chantonner des mots qu'elle n'avait plus prononcés depuis son enfance, qu'elle murmurait si bas qu'il ne les comprenait pas, refrains de complaintes ou comptines dont elle savait d'instinct qu'il les aimerait.

Et c'est ainsi qu'elle l'avait accueilli en elle, sans rien attendre de lui que ce désir de se perdre dans son corps, de tout espérer d'elle, le plaisir et la vie, et c'était une sensation de plénitude qu'il lui dispensait ainsi : celle des mères quand elles comblent l'enfant qui dépend d'elles.

Mais elle s'était dégagée de lui alors qu'il était encore couché sur le ventre, bras écartés, murmurant que c'était pour lui comme la première fois, qu'il n'avait jamais éprouvé cette émotion, un plaisir aussi fort, que ce n'était pas seulement le plaisir du corps, mais une communion, une révélation, il comprenait enfin ce que cela signifiait, cette petite mort, l'envie de ne plus reprendre pied parce qu'on est au-delà, ailleurs. Il avait soupiré, il avait geint comme si ce plaisir qu'il venait de vivre était en même temps douloureux, et elle l'avait écouté, touchée par ce qu'il disait, qu'elle savait sincère, mais aussi parce qu'elle-même avait ressenti quelque chose d'inattendu, de nouveau, qui n'était pas de l'ordre du plaisir ou de la jouissance, plutôt de la bonté.

Le mot l'avait étonnée, Jean-Luc l'ayant à son tour employé dans cette suite de phrases qu'il ne cessait de prononcer. Il avait dit : « Tu es bonne, Joan, bonne, d'une bonté du miel » - et il avait ri. C'était la première fois qu'elle l'entendait rire, et elle avait été heureuse de ce signe de vie.

Mais elle s'était rhabillée et Jean-Luc, comme naguère Christophe Doumic, avait de nouveau paru accablé, désespéré : « Ne m'abandonne pas, pas maintenant, pas après ce que tu m'as donné. »

Elle l'avait enlacé, lui répétant qu'elle rentrait seulement chez elle, qu'elle avait besoin de ces heures de solitude pour réfléchir et travailler.

En la raccompagnant vers l'entrée, il avait - elle n'avait pas aimé qu'il fît cela - ouvert une porte, éclairé une chambre plus longue que large, et elle avait entrevu sur un lit des peluches renversées les unes sur les autres, et, dans un coin, appuyée à une chaîne stéréo, une guitare dont les cordes étaient détendues.

Elle ne s'était arrêtée devant la chambre que le temps d'un regard, puis elle avait ouvert la porte palière avant que Jean-Luc ne la rejoignît, murmurant qu'il avait voulu lui montrer la chambre où avait vécu Ariane, que ç'avait été plus fort que lui, qu'il souhaitait tout partager avec elle.

- Vous êtes ma vie, à présent, avait-il dit.

Elle n'avait pas attendu l'ascenseur, elle avait dévalé les escaliers, épuisée tout à coup : sans doute la fatigue de cette journée, leur longue marche dans Paris, ces vies que Jean-Luc lui avait fait connaître, cette jeune morte dont il venait de dévoiler l'intimité, puis l'enfance.

Des années durant, elle aussi avait joué de la guitare. Et elle gardait encore contre elle, certaines nuits, un lion en peluche, celui que sa mère lui avait offert pour son deuxième anniversaire, lui avait-on dit.

C'était le milieu de la nuit et elle n'avait point répondu à Jean-Luc qui, depuis la fenêtre, lui criait qu'il allait lui appeler un taxi. Elle fit un grand geste de refus, si net qu'il n'insista pas et qu'elle put s'éloigner sans qu'il l'interpellât de nouveau, mais il devait la suivre des yeux et elle avait pressé le pas afin d'échapper plus vite à son regard.

Lorsqu'elle eut atteint le boulevard Raspail, elle avait ralenti, sachant que Jean-Luc ne la voyait plus. Elle était libre et calme. Elle était allée jusqu'au bout d'un besoin et d'une tentation. Elle avait cédé à l'émotion qu'elle ressentait chaque fois qu'elle voyait Jean-Luc, à l'envie qu'elle avait eue de le serrer contre elle, de le rassurer. Elle l'avait fait. Elle en était apaisée. Elle respirait mieux. Elle trouvait le vent froid vivifiant. Il avait balayé le ciel de sa brume et de sa bruine, si bien que dans cette clarté nocturne, les angles étaient vifs et qu'au carrefour de la Croix-Rouge, la statue du Centaure, sur sa stèle, se découpait, bronze noir sur les façades claires de la rue du Cherche-Midi.

Joan avait refusé un taxi qui, venant du boulevard Raspail, s'était arrêté au moment où elle traversait la rue de Rennes. Elle en voulait à l'intrus de l'avoir un instant dérangée dans ses pensées, à cette heure de la nuit où elles se détachent comme des figures détourées.

Elle essayait d'analyser ce qu'elle avait ressenti, cette attirance pour un homme faible qui, sous le masque énergique qu'il avait longtemps présenté au journal, avait les traits indécis de quelqu'un qui aspirait d'abord à être consolé, écouté, bercé. La mort d'Ariane avait arraché le masque, elle n'avait pas remodelé le visage.

Joan savait déjà qu'elle allait le quitter comme les autres femmes l'avaient fait, car la faiblesse ne retient qu'un temps; elle pensait qu'un jour elle allait devoir blesser Jean-Luc et c'est aussi pour cette raison qu'elle refusait la perspective de vivre chez lui. Elle voulait bien l'entourer de sa compassion, l'aimer, jouir du rôle qu'il attendait d'elle, mais sans se laisser prendre, en l'avertissant qu'elle n'était pas seulement cette consolatrice, cette jeune mère d'un homme déjà vieux.

Car il était vieux : vingt ou vingt-cinq ans de plus qu'elle, et cela étonnait Joan qui s'était sentie d'emblée plus mûre, plus forte que lui. De cette découverte aussi elle avait joui, n'exigeant rien de Jean-Luc, n'attendant de lui que l'aveu de sa dépendance qu'il faisait en la tutoyant, la vouvoyant, avec l'élan d'un adolescent grandiloquent et naïf.