Mais peut-être les hommes ne changeaient-ils guère au cours de leur vie : Jean-Luc avait dû être un gosse hésitant et soumis; Morandi, ce bourreau qui frappait un autre enfant; Christophe Doumic, un digne jeune homme qui jouait à la perfection le rôle que les adultes lui avaient assigné.
Qui osait encore inventer sa vie?
Ariane. Mais elle en était morte.
1 Voir La Fontaine des Innocents, romans Fayard et Livre de Poche 1991, 1993.
Quatrième partie
Paris, Pavillon Laurent
25.
Au moment de pénétrer dans le Pavillon Laurent, avenue Gabriel, Joan avait de nouveau hésité.
Depuis le matin - elle s'était réveillée vers cinq heures, angoissée, puis, ce qu'elle n'avait pas fait depuis longtemps, était allée courir autour des grilles du Luxembourg, les portes du jardin étant encore fermées -, elle avait changé d'avis à plusieurs reprises. Le déjeuner de presse avec Morandi était fixé à treize heures quinze, au Pavillon Laurent. A chaque fois qu'elle était passée devant sa table de travail, elle avait jeté un coup d'oeil à ce carton d'invitation parcheminé, gravé au blason des Morandi, qu'elle avait reçu à son domicile, et non pas au journal. Ce fait l'avait déjà inquiétée. Elle avait interrogé Bedaiev, responsable de la rubrique économique à Continental. Il avait eu un geste irrité : Morandi, c'était la chasse gardée de Joan, non? Pourquoi voulait-elle qu'on l'eût convié, lui? Qu'elle se débrouille! D'ailleurs, que pouvait annoncer Morandi qu'on ne savait déjà? Il rachetait l'Universel et l'agence H and H. Il était poursuivi en Italie pour corruption, et son banquier, Ferdinando Balli, était soupçonné d'accueillir des fonds aux origines douteuses. Morandi préférait qu'on s'intéressât à sa psychologie ou à sa biographie sentimentale plutôt qu'à ses affaires. Donc, c'était Joan Finchett qu'il avait invitée à son déjeuner de presse. Félicitations. Bedaiev avait continué à bougonner tout en tournant le dos à Joan.
Il s'était montré injuste et le savait. Voilà des semaines qu'elle accumulait des informations sur ce qu'elle avait appelé « les inconnues du système Morandi ». Elle avait montré à Bedaiev la liste des subventions versées par la Commission de Bruxelles aux entreprises textiles de Morandi. « Tire le fil, avait-il dit dans un moment d'enthousiasme et de sincérité, tout peut venir ! »
Elle avait remarqué ces apartés qui, sur la terrasse de la Villa Bardi, avaient rassemblé, tout au long du colloque, Ferdinando Balli, le banquier, Alberto Nandini, qu'on appelait « monsieur le ministre », et Carlo Morandi. Elle avait longuement observé ces trois hommes depuis la salle de conférences, soulevant le rideau pour suivre leurs allées et venues à pas lents tandis qu'ils discutaient avec vivacité, imaginant que nul ne les voyait.
Balli était trapu, chauve, bedonnant, vêtu sans élégance, de façon presque débraillée, le gilet mal boutonné, le noeud de cravate défait. Nandini, au contraire, portait une veste de tweed foncé, une chemise en coton à col blanc et à plastron bleu, une cravate assortie au tissu de sa veste et nouée avec soin.
Lorsque, plus tard, Joan avait commencé à défaire la trame pour comprendre comment fonctionnait le système Morandi, elle avait appris que la banque Balli, dont le siège était à Lugano, gérait les fonds de toutes les sociétés du groupe et qu'elle avait ouvert à cet effet une succursale à Parme, la seule qu'elle possédait en Italie.
Nandini, lui, avait été, à Bruxelles, ambassadeur auprès de la Communauté européenne, puis il avait occupé divers postes ministériels, dont ceux du Commerce extérieur et des Finances. Il n'était plus que député mais dirigeait le courant le plus influent de ce qu'il restait de la Démocratie chrétienne, faisant et défaisant les carrières politiques.
Joan avait essayé de les interroger depuis Paris, de solliciter des rendez-vous, mais Balli et Nandini s'étaient l'un et l'autre dérobés, lui faisant répondre qu'ils étaient absents tout en l'assurant de leurs bons souvenirs. « Peut-être à bientôt, Villa Bardi », avait même ajouté à la main Nandini.
C'était lui, s'était-elle souvenue, qui s'était rendu compte, Villa Bardi, qu'elle les suivait des yeux, écartant le rideau du bout des doigts, et les trois hommes s'étaient peu après séparés, regagnant la salle de conférences.
Morandi était venu s'asseoir auprès de Joan. « Intéressant ? » avait-il interrogé en désignant le rapporteur. Puis, tout en la dévisageant, il avait dit que les vrais philosophes d'aujourd'hui étaient les banquiers. « Vous connaissez Ferdinando Balli? » Elle avait fait non de la tête. C'était un homme de savoir et de sagesse, avait expliqué Morandi. Les banquiers n'ignorent rien : ils sont le centre de gravité de l'Histoire, les seuls à penser la totalité du monde. « Vous vous intéressez à Balli? Dans sa famille, ils sont financiers depuis le XIIIe siècle. Italiens, Suisses, ce sont des hommes de passages, de frontières, de lacs. Vous voulez enquêter sur sa banque? »
Avait-elle deviné quelque anxiété chez Morandi ou bien l'avait-elle imaginée?
Elle avait essayé de prendre l'expression la plus naïve, la plus indifférente. Elle se moquait bien des banques, avait-elle répondu. Elle était Villa Bardi pour tracer le portrait d'un condottiere: Morandi.
Il avait souri, mais l'avait-elle convaincu?
Elle allait donc se retrouver en face de lui. Sans doute savait-il qu'elle avait essayé d'interviewer Balli et Nandini, peut-être même Franz Leiburg lui avait-il fait part de leur conversation à l'Hôtel Crillon, de la question qu'elle lui avait posée : Morandi peut-il tuer une femme? Peut-être ce déjeuner de presse n'était-il qu'un prétexte pour la rencontrer, chercher à l'influencer?
Le matin même, elle avait essayé de joindre une nouvelle fois le juge Roberto Cocci qui avait inculpé Morandi et procédé à des perquisitions au siège de ses sociétés dans ses immeubles du centre de Parme. Elle avait pu ainsi occuper ses doigts, son esprit, sans penser à ce déjeuner. On l'avait renvoyée de bureau en bureau, de Milan à Bologne, et finalement une secrétaire, au Palazzo Ducale de Parme, lui avait annoncé qu'elle allait lui passer monsieur le juge Cocci.
Joan n'avait pas été surprise par sa voix aiguë, la manière dont il hachait les phrases. Elle avait vu plusieurs fois en photo ce visage à l'ossature apparente, ascétique, barré par une moustache noire, les yeux profondément enfoncés, le regard voilé par des verres épais cerclés d'une monture d'acier. Il s'exprimait dans un français précis, sur un ton d'impatience. Que voulait-elle, qui était-elle? Morandi, avait-elle expliqué, tenait une conférence de presse ce matin-là à Paris; elle était journaliste, Joan Finchett, de Continental; pouvait-on lui préciser l'état de l'enquête? Il avait éclaté d'un rire où elle avait perçu de l'amertume et de la colère : Finchett, américaine, n'est-ce pas, CIA ou Mafia? Elle avait été invitée Villa Bardi. Il avait relevé son nom aux côtés de ceux de Balli, de Nandini, de Lavignat, de Hassner, etc. Le portrait qu'elle avait brossé de Morandi dans Continental, il l'avait lu. Il figurait au dossier. Une oeuvre pieuse. Dites de ma part à monsieur Morandi que l'enquête progresse. A bientôt à Parme, peut-être?
Elle avait répondu sur le même ton : « Sans aucun doute », puis raccroché avec violence, rembarrant dans les minutes suivantes Jean-Luc qui l'avait appelée, l'avait invitée à déjeuner : « Je déjeune avec Carlo Morandi », lui avait-elle répliqué. Elle avait été déçue de l'entendre dire : « Bien, bien, excusez-moi, Joan. Vous me raconterez. »
Elle s'était habillée en hâte, découvrant qu'il était déjà près de midi, mais elle avait trouvé sans attendre un taxi à la station de la place Maubert et s'était fait déposer à l'entrée des jardins des Champs-Élysées.
De nouveau elle avait le temps.