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Elle avait marché lentement, revenant sur ses pas, contournant les pelouses, les amoncellements de feuilles mortes. Elle s'était enfoncée dans cette épaisseur rousse et humide qui collait aux chevilles et que ses talons perçaient.

Il ne pleuvait plus, mais Joan avait gardé le capuchon de son imperméable relevé, avançant tête penchée avec le sentiment d'être ainsi protégée, masquée, préservant de cette manière, jusqu'au dernier moment, la possibilité de renoncer à ce déjeuner qu'elle avait cependant confirmé, dans un défi spontané, dès qu'elle avait reçu l'invitation.

Elle palpait le carton dans la poche de son imperméable et, du bout des doigts, reconnaissait la gravure du blason, cette tour surmontant un poisson à gueule ouverte.

C'était cela, le système Morandi : comme une tour que l'on voyait de loin, des immeubles sur une place centrale, des hommes connus, Leiburg, Nandini, Balli, toute une activité et des amitiés d'apparence, des colloques Villa Bardi, ces galeries-musées ouvertes au public, «ces collections particulières, précisait le guide de Parme, offertes à l'admiration du public grâce à la générosité de leur propriétaire, Monsieur le Président Carlo Morandi ».

Mais, au-dessous, dans les profondeurs opaques, d'autres formes se profilaient, qu'on pouvait imaginer sans vraiment les voir, à l'instar de ces poissons qui disparaissent dans les remous et se confondent avec les algues et la vase.

D'où venait l'argent de Morandi? De l'héritage familial, des profits? Ou bien, comme les eaux des fleuves se mêlent dans un lac, ces capitaux avaient-ils plusieurs sources que nul ne pouvait identifier?

Bedaiev l'avait dit à Joan, puisqu'elle l'avait interrogé sur le rôle de la banque Balli : si Ferdinando Balli venait à parler, on le retrouverait noyé dans le lac, ou peut-être même pas. N'affirmait-on pas que les poissons des berges étaient particulièrement voraces?

Alors que la pluie avait repris, à peine sensible, une pluie tenace et fine qui n'en résonnait pas moins sur les feuilles comme un crépitement léger, Joan, repensant à ces propos, avait éprouvé un moment d'abattement. Il ne naissait pas de la crainte. Qe risquait-elle dans cette salle à manger du Pavillon Laurent? Mais elle avait eu le sentiment d'être totalement impuissante. La vie n'était que compromission, pourriture. Cela l'attirait et la désespérait tout à la fois. La mort seule était franche comme un coup qui tranche. La Faucheuse était seule à manier la lame. Tout le reste n'était que vase, abdication, hypocrisie, corruption, tentation et plaisir d'y céder pour voir, jouir de cette décomposition. Peut-être aussi tout simplement parce que la vie n'était que cela - et que ceux qui refusaient en mouraient. De quoi était morte Ariane?

Du regret d'avoir choisi la vie, ce lent envasement, ce lent pourrissement, et peut-être avait-elle éprouvé tout à coup le désir de rompre, peut-être qu'on ne le lui avait pas pardonné ?

Vivre, c'est être complice. Les vivants n'aiment pas qu'on trahisse le pacte secret qui les unit.

Lorsque Joan avait levé la tête, le portier du Pavillon Laurent l'observait.

Elle rejeta son capuchon, fit quelques pas vers l'entrée et aperçut dans le hall Orlando qui, debout, jambes légèrement écartées, la regardait s'avancer.

26.

Au milieu de l'après-midi, Joan avait à nouveau traversé les jardins des Champs-Élysées et il lui avait semblé que les arbres s'étaient dépouillés de leurs dernières feuilles; les allées en étaient entièrement recouvertes comme s'il avait suffi des quelques heures du déjeuner pour passer de l'automne à l'hiver.

Elle avait longé l'avenue Gabriel, engourdie, rassemblant difficilement ses idées, cherchant à reconstituer ce que Morandi avait dit.

Elle ne sentait pas le vent froid qui s'était levé, soufflant depuis la place qu'elle apercevait devant elle, déjà éclairée par ces lueurs jaunes dont Leiburg, depuis la chambre de l'Hôtel Crillon, lui avait fait remarquer qu'elles ressemblaient à des tournesols ou à des projecteurs traquant les rares silhouettes de passants.

C'est Franz Leiburg qu'elle avait vu le premier en pénétrant dans la petite salle à manger du Pavillon Laurent vers laquelle Orlando l'avait guidée, paraissant ne pas la reconnaître, ayant examiné avec attention son invitation, répétant son nom : Joan Finchett, c'était elle? Elle n'avait pas bougé, attendant qu'il se décide à appeler un maître d'hôtel, puis une jeune femme s'était avancée, tendant les mains pour que Joan lui confie son imperméable. Joan avait de nouveau hésité comme si, en ôtant ce vêtement qui enveloppait son corps d'une forme vague, elle allait se retrouver exposée, désarmée. Mais ils étaient trois autour d'elle à attendre, paraissant s'étonner de sa maladresse, les bras levés, prêts à l'aider. Puis elle avait dû suivre Orlando qui s'était effacé après avoir ouvert la porte.

Franz Leiburg était assis seul à la table ronde qui, Joan l'avait aussitôt noté, ne comportait que six couverts. Elle avait entendu un brouhaha de voix en provenance d'un salon voisin, mais elle n'avait pu y regarder, saisie par la présence de Leiburg, à nouveau angoissée et attirée par ce visage, ces tempes creusées.

Il l'avait dévisagée mais n'avait pas proféré un seul mot, et c'était comme si son regard avait transpercé Joan pour aller au-delà et ainsi la mettre en garde contre un invisible danger. Elle s'était alors retournée et avait vu Morandi sortir le premier du salon. Derrière lui, les autres - Hassner, Lavignat, Brigitte Georges et un homme que Joan ne connaissait pas - paraissaient flous, comme si la présence de Morandi les gommait à demi.

Joan avait oublié la force et le charme de son visage, ce mélange de brutalité et de grâce qui l'avait attirée dès qu'elle l'avait aperçu pour la première fois à la Villa Bardi. Il portait un pull-over à col roulé bleu ciel, un blazer foncé. Ses cheveux blancs ondulés, plus longs, couvraient ses oreilles, formant autour du visage une couronne qui soulignait le brun de la peau tannée. Quand le vent se levait, il aimait, avait-il confié à Joan, tirer quelques bordées, seul avec Orlando, sur son bateau léger, traversant le lac d'une rive à l'autre.

Il s'était avancé vers Joan, les bras légèrement écartés, présentant ses paumes ouvertes, et elle n'avait pu éviter qu'il l'embrassât comme une vieille amie. Les autres arboraient des sourires figés, l'homme qu'elle ne connaissait pas restant seul impassible. Morandi expliqua qu'il avait voulu réunir des amis plus que des journalistes. Il devait présenter à Joan Giorgio Balasso, le rédacteur en chef d'Il Futuro, qui allait coordonner le travail des rédactions du quotidien de Parme et de l'Universel, ici. Car l'Universel et l'agence H and H avaient rejoint le groupe Morandi. Mais cela, elle le savait, n'est-ce pas? Il avait souhaité qu'il n'y eût que deux journalistes, deux amies, l'une représentant la presse écrite, elle, Joan, l'autre pour la télévision, Brigitte Georges. Le reste des médias suivrait. Il voulait expliquer en ami son intention de bâtir un groupe de presse européen dont les ramifications s'étendraient loin, jusqu'à Moscou. Joan se souvenait-elle de Krivolsky et Gorai, les Russes qui participaient au colloque de la Villa Bardi? Ils montaient en Russie une chaîne de télévision associée à Morandi Communication. Il fallait voir large, bâtir une Europe nouvelle.

- Nous dessinons le futur.

Il avait fait asseoir Joan à sa droite, Brigitte Georges à sa gauche. Il ordonna au sommelier de verser le champagne, au maître d'hôtel de commencer le service, puis, d'un simple mouvement de tête, il fit comprendre aux garçons qu'il leur fallait quitter la salle à manger.

Dans l'entrebâillement de la porte, Joan avait aperçu la silhouette d'Orlando, appuyé au mur, les bras croisés.

Les plats s'étaient succédé, Morandi commentant chacun d'eux, s'opposant à Hassner qui jugeait un peu légers ce Château Sociando-Mallet 1983, puis ce Chinon qui accompagnait, peut-être à tort, le coeur de filet aux pommes soufflées.