- Alors, Joan, avait-il murmuré, vous vous intéressez toujours, me dit-on, à ce que nous faisons au bord du lac? Mais vous n'êtes jamais venue à Parme, qu'attendez-vous? »
Pendant que les autres haussaient la voix comme pour afficher leur discrétion, il avait murmuré en se penchant qu'il tenait toujours un avion à sa disposition, qu'elle pouvait séjourner à son gré Villa Bardi; une vedette la conduirait à Côme, puis, de là, un hélicoptère la transporterait jusqu'à Parme. « Tout est possible pour vous », ajouta-t-il.
Leiburg ne mangeait pas, portant souvent son verre à ses lèvres qu'il humectait, ne quittant pas Joan des yeux, et elle ne savait s'il s'agissait de sa part d'une menace ou s'il voulait au contraire la mettre à nouveau en garde.
Au café, ils avaient regagné le salon, Morandi invitant Brigitte Georges et Joan à s'asseoir à ses côtés sur le canapé, mais Joan avait refusé, s'installant à l'extrémité du demi-cercle qu'avaient formé Balasso, Leiburg, Hassner et Lavignat.
- Nous sommes entre nous, avait dit Morandi.
Il avait tendu le bras, pointé le doigt vers Lavignat puis Balasso, le dirigeant enfin sur Joan. Il désirait que Joan rejoignît la rédaction de l'Universel. Il formulait cela brutalement, sans respecter les usages? Elle ne voulait pas? Il le savait! D'un geste de la main, il avait empêché Joan de répondre. Elle avait participé à ce déjeuner en tant que représentante de Continental. Mais le déjeuner avait pris fin, on était entre amis. Brigitte Georges collaborait déjà à l'Universel. Joan y avait sa place. Elle était américaine, elle avait une vue supranationale des problèmes. Morandi Communication avait besoin de journalistes qui étaient porteurs d'une conception mondiale de l'information. « Je vous veux, Joan », avait-il conclu, souriant et lui tapotant le genou.
Il avait allumé son cigare. Les autres avaient ri : Brigitte Georges silencieusement, Hassner en ajoutant d'une voix forte que personne, chacun le savait, ne pouvait résister à Morandi. Balasso s'était penché vers Joan; c'était un homme d'une cinquantaine d'années au visage long et maigre, à la peau très blanche.
- Venez avec nous, avait-il murmuré, vous nous raconterez Paris.
Lavignat s'était contenté d'approuver en regardant Brigitte Georges. Leiburg s'était lentement redressé en prenant appui sur les accoudoirs.
- Tout peut s'acheter, n'est-ce pas? avait-il dit.
Sa voix avait rappelé à Joan leur nuit commune au bord de la grand-place.
Ces quelques mots avaient imposé silence et Morandi s'était contenté de plisser le front, les dents serrées sur son cigare.
- Vous payez d'ailleurs fort bien, Carlo. Vous savez y faire, avait repris Leiburg en se levant. Vendez-vous un bon prix, Joan, avait-il poursuivi, multipliez par trois ou quatre ce que vous estimez valoir. Ce sera encore au-dessous de votre valeur. On ne vend son honnêteté qu'une fois, comme sa virginité !
Il avait fait quelques pas, puis, se retournant:
- Excusez-moi, avait-il conclu en quittant le salon.
Était-ce à ce moment-là, dans le silence qui s'était instauré, que Joan avait évoqué l'enquête du juge Roberto Cocci, l'inculpation pour corruption, les perquisitions effectuées à Parme au siège des sociétés de Morandi?
- Quelle passion! s'était exclamé ce dernier en se levant à son tour.
Il s'était approché de Joan, lui avait pris le bras tandis que les autres, après une certaine hésitation, sortaient du salon, les laissant seuls.
Était-elle son ennemie, ainsi qu'on l'en avait prévenu lui avait alors demandé Morandi sans lâcher son bras. Pourquoi? Il lui avait ouvert toutes ses portes. Elle pouvait interroger qui elle jugeait bon. Et il lui offrait, après cela, d'entrer dans son groupe de communication. Que voulait-elle? Qu'imaginait-elle? Que cachaient cette violence, ce trouble qu'il devinait ? De l'attirance, peut-être? Les femmes sont si souvent contradictoires, non?
Elle avait tenté de se dégager, murmurant qu'elle faisait simplement son métier.
Il s'était encore approché comme il l'avait fait naguère dans la galerie, Villa Bardi. Elle était plus émue qu'alors, plus tentée de s'appuyer à lui, de fermer les yeux, plus curieuse de ce qui pourrait se produire.
Il l'avait senti et avait essayé de l'enlacer tout en lui chuchotant qu'elle était une passionnée, que c'était la qualité qu'il appréciait le plus.
Elle s'était mise à respirer de plus en plus vite, et, comme pour reprendre souffle, elle lui avait demandé s'il se souvenait d'une jeune femme, Ariane Duguet, qu'il connaissait peut-être, qu'on avait retrouvée morte dans le lac, près de Dongo.
Il ne s'était pas écarté de Joan mais avait lâché son bras tout en continuant à sourire.
Il ne se souvenait, avait-il répondu, que des femmes avec qui il avait fait l'amour ou avec qui il désirait le faire.
Il s'était d'ailleurs souvenu de Joan, elle ne pouvait pas en douter, n'est-ce pas?
- Ariane Duguet, avait-elle répété, ignorant son badinage.
Il avait secoué la tête, ajouté, en quittant le salon, que les autres femmes, pour lui, n'existaient pas.
27.
JOAN avait essayé de reconstruire ce qui s'était passé depuis qu'elle avait quitté le Pavillon Laurent et l'avenue Gabriel.
Elle s'était engagée sur la place de la Concorde, hésitant à la traverser, regardant vers l'Hôtel Crillon, se demandant si elle allait continuer à pied jusqu'à chez elle - une demi-heure de marche, et il pleuvait - ou bien tenter d'arrêter un taxi. Entre l'instant, où elle était rentrée et le lendemain matin, quand elle avait quitté la rue Frédéric-Sauton, elle avait remarqué, l'air de surveiller la porte de l'immeuble, un homme en long manteau de cuir noir, et elle avait aussitôt pensé : c'est Orlando. Sitôt dehors, elle s'était élancée vers le boulevard Saint-Germain, réussissant à monter dans un taxi, et quand elle s'était retournée, elle n'avait plus vu l'homme, le coin de la rue Lagrange où il se tenait les bras croisés était vide, et c'est à partir de là qu'elle avait compris qu'elle ne pourrait rien raconter, car elle-même, dès cet instant, recroquevillée dans le taxi, serrant ses genoux entre ses bras, transie - le chauffeur lui avait lancé en la regardant dans le rétroviseur : « Vous, on dirait que vous avez froid » -, avait commencé à douter de ce qu'elle avait vécu, craignant de s'être laissée emporter par l'imagination, l'angoisse, rassemblant des faits qui n'avaient aucune espèce de rapport entre eux.
Était-elle sûre que l'homme qu'elle avait aperçu en face de chez elle était Orlando? Il avait la même taille. Quand elle avait quitté le Pavillon Laurent, il lui avait semblé que, sortant derrière elle, il avait pris au vestiaire un manteau de cuir noir. Elle l'avait vu se diriger vers une voiture dont le portier lui remettait les clés, et qui était garée devant le pavillon, les deux roues avant engagées sur le trottoir.
Joan avait donc marché lentement jusqu'à la place de la Concorde et, au moment de s'engager sur la chaussée, d'affronter le flot des voitures, elle avait remarqué, se détachant des files qui se dirigeaient vers le pont ou vers les Champs-Élysées, une voiture, noire comme celle d'Orlando, qui venait vers elle, seule, roulant à vive allure. Joan s'était immobilisée, un pied déjà sur la chaussée, fascinée par cette gueule métallique qui se rapprochait et qui, au tout dernier instant, avait obliqué un peu à gauche. Elle avait senti sur ses jambes le souffle chaud de l'échappement - sûre à présent que l'homme au volant n'était autre qu'Orlando.
Elle s'était précipitée vers l'arrêt d'autobus, bousculant les gens afin de monter la première, se faufilant pour atteindre le centre du véhicule, cherchant malgré la buée à voir si une voiture noire s'était arrêtée : et, en effet, entre l'avenue Gabriel et les Champs-Élysées, elle avait cru l'apercevoir qui démarrait lentement, comme pour s'apprêter à suivre le bus.