L'espace d'un instant, elle avait cédé à l'affolement, cherchant autour d'elle parmi les passagers celui qui pourrait l'aider, puis, à contempler ces visages gris, fermés - une femme tricotait, des hommes lisaient, un couple de jeunes se tenaient aux épaules, bras mêlés, yeux clos, se laissant balancer par le roulis du bus -, elle avait éprouvé un sentiment de solitude. Elle était exilée, étrangère. Elle aurait dû rester chez elle, elle avait eu tort, c'était même folie que de quitter son pays, sa langue, c'était comme si elle avait voulu changer de sexe, elle s'était condamnée à jouer toute sa vie un rôle, elle n'était plus chez elle nulle part, et c'est pour cela qu'elle était attirée par Morandi, par la pourriture, pour cela que Franz Leiburg la fascinait, mais, en même temps, elle ne connaissait aucune des règles du jeu, la France, l'Italie, l'Europe étaient des régimes étranges, et elle s'était souvenue des rires de complaisance de Lavignat et de Hassner durant le déjeuner, du visage de Giorgio Balasso qui exprimait la veulerie et le remords. Que pouvait-elle, elle qui venait d'ailleurs?
Elle était descendue du bus place du Panthéon. La nuit était tombée, des lueurs jaunes éclairaient aussi cet autre lac de pierre. Qui se serait soucié d'elle si une voiture l'avait renversée?
Elle avait hésité à traverser la place, à descendre vers Maubert, puis elle avait marché au milieu de la chaussée, ne laissant le passage aux voitures que lorsqu'elles klaxonnaient. Qu'on l'écrase! Elle était si indécise, si incertaine de ce qu'elle était, qu'elle acceptait maintenant avec fatalisme qu'on vînt la tuer. Peut-être Morandi l'avait-il décidé, peut-être Ariane avait-elle éprouvé ces mêmes sentiments contradictoires : n'être plus rien, vouloir vivre, cependant, aller jusqu'au bout et ne pas savoir pourquoi, ne plus savoir avec qui.
Chez elle, Joan s'était sentie si seule qu'elle avait appelé Jean-Luc, le regrettant dès qu'elle avait entendu sa voix. Il voulait la voir, insistait-il. Lui parler. Qu'elle l'écoute, au moins. Il la suppliait.
En était-il donc toujours ainsi : vouloir se faire entendre et n'être jamais écoutée parce que l'autre veut se confier, qu'il tend les mains sans se soucier de celles qui se tendent vers lui? Marché de dupes...
Au moins Morandi, Leiburg n'étaient pas hommes à appeler au secours. Ils prenaient. Ils exigeaient.
- Venez, venez, Joan, répétait Jean-Luc.
Elle avait éloigné le téléphone de son oreille et n'avait cependant pas osé raccrocher, peu à peu émue par cette lamentation, ce récit qu'il avait entrepris de lui faire.
Lui avait-il raconté comment il avait chassé Ariane de chez lui, de chez elle, peut-être par jalousie, par égoïsme, saisi de panique, poussé par Joëlle?
Il fallait que Joan sache qui il était : un type mesquin, un mauvais père.
Il rentrait d'un long week-end en compagnie de Joëlle. La concierge les guettait dans l'entrée de l'immeuble de la rue de Sèvres. Vous vous rendez compte, avait-elle dit, leur fille Ariane avait reçu deux garçons, l'un, un Noir, était resté, il devait être encore là-haut, elle avait tenu à avertir Monsieur Duguet et Madame; elle les plaignait : est-ce qu'on aurait jamais cru ça possible, une petite fille comme Ariane? Et voilà que de nos jours des choses comme ça arrivaient.
Dans l'ascenseur, Joëlle n'avait cessé de parler vol, viol, sida, drogue, Ariane était irresponsable, comme sa mère, Jean-Luc savait ce qu'il avait subi avec Clémence, allait-il accepter encore? Il fallait qu'il réagisse.
Jean-Luc bredouillait au téléphone, il voulait savoir si Joan l'écoutait toujours.
Elle l'écoutait.
Elle avait vécu des scènes semblables chez elle : le père qui surgissait, qui n'admettait pas n'importe quelle fréquentation, qui menaçait.
Et Jean-Luc avait hurlé, interrompant Ariane qui tentait d'expliquer qu'elle avait accueilli cet ami pour quelques jours, le temps qu'il trouve un logement.
- Je m'en fous, je m'en fous! Dehors, tout de suite!
Il l'avait laissée partir avec l'Africain et elle n'était revenue que quelques jours plus tard. Sa première fugue. Elle n'avait plus jamais parlé de l'incident. Ils avaient tous paru effacer cette scène de leur mémoire, mais il se souvenait, à présent.
Coupable, il l'était, coupable! Quelle étroitesse d'esprit, n'est-ce pas? Quelle mesquinerie, quelle violence! Il l'avait tuée, lui.
Qui n'est pas coupable, avait murmuré Joan tandis qu'il répétait : « Ne me laissez pas, je vous en supplie. »
Elle s'était allongée, avait essayé de dormir, le corps moulu.
Le téléphone avait sonné à plusieurs reprises sans qu'elle décroche. Peut-être était-ce encore Jean-Luc, ou bien... Au quatrième appel, elle avait répondu sans qu'aucune voix ne vînt combler le silence. Au matin, dans l'interphone, après qu'on eut sonné, cette absence de voix, à nouveau, cependant que Joan criait : « Mais qui est là? Qui est-ce? »
Elle s'était précipitée sur la terrasse, se penchant pour voir dans la rue, et c'est quand elle était descendue qu'elle avait cru apercevoir cette silhouette d'homme en manteau de cuir noir qui paraissait la guetter depuis le coin de la rue Lagrange.
Elle ne s'était calmée qu'une fois parvenue dans son bureau du Continental, lorsqu'elle s'était mise à écrire. C'était peut-être cela, son identité, sa seule patrie, le moyen qu'elle avait de vivre à la fois avec les autres et dans sa solitude.
Cinquième partie
Parme, Palazzo Ducale
28.
QUAND Roberto Cocci eut terminé de lire l'article de Joan Finchett, il ôta ses lunettes.
Les dossiers empilés contre les cloisons du bureau, ceux ouverts sur la grande table au centre de la pièce devinrent des masses grises aux contours flous; les murs, des surfaces sombres; les fenêtres donnant sur le parc du Palazzo Ducale, des taches à peine plus claires au-delà desquelles s'étendaient et se mêlaient des bancs de brouillard.
Cocci ferma les yeux et commença à se masser lentement, du bout des doigts, le front d'abord, puis les arcades sourcilières, enfin les paupières, appuyant de plus en plus fort chaque fois qu'il répétait son geste, faisant glisser ses doigts vers le menton, tirant sur sa peau comme s'il avait voulu se débarrasser d'un maquillage ou plutôt retirer quelque masque ou arracher une couche de vase collée à sa peau afin de recouvrer ses traits, de respirer.
Parfois il s'interrompait, entrouvrant les yeux, mais, devant la confusion des formes, des lignes et des couleurs, il éprouvait une sensation de vertige et de nausée, comme si le Palazzo Ducale de Parme, tel une nacelle, s'était mis à osciller dans le brouillard.
Cocci massait à nouveau ses yeux, ses joues, ses tempes, et il avait alors l'impression de s'effacer du monde, ses doigts gommant sa présence.
Il cessait d'être le juge Roberto Cocci qui, au troisième étage du Palazzo Ducale, avait, en attendant l'arrivée du témoin Giorgio Balasso, rédacteur en chef d'Il Futuro, lu un article qu'un journal parisien, Continental, avait consacré aux Inconnues du système Morandi.
Il était libre, léger, ses traits se détendaient, la fatigue des nuits précédentes, passées à confronter les documents saisis lors des perquisitions qu'il avait conduites aux sièges des sociétés du groupe Morandi, dans les immeubles du centre de Parme, se retirait peu à peu de son corps. A chaque fois qu'il appuyait sur ses paupières, ses yeux étaient inondés d'une lumière irisée. Ses pensées, ses idées, ses souvenirs en étaient illuminés. Il se sentait envahi d'un sentiment de confiance.
Peut-être même souriait-il.
Il se souvenait de la manière dont il avait rembarré cette journaliste, Joan Finchett, quand elle l'avait appelé, il y avait quelques semaines.
Il était alors persuadé qu'elle agissait pour le compte de Morandi, dont elle avait été l'invitée Villa Bardi, qu'elle voulait lui tendre un piège, comme d'autres déjà, Balasso, Valdi, l'éditorialiste d'Il Futuro, Leiburg s'y étaient essayés. Il avait remarqué son accent américain et elle s'était emportée quand il lui avait demandé si elle était au service de la Mafia ou de la CIA - il eût pu ajouter : peut-être des deux. Il avait imaginé un complot, leur conversation téléphonique enregistrée, sa propre secrétaire achetée. Il avait convoqué cette dernière, l'interrogeant avec brutalité sur les conditions dans lesquelles elle lui avait passé directement cette communication de Paris, pourquoi, qui le lui avait demandé?